Nicolas Xanthos

Définir Chevillard

L’inconcevable vraisemblance de Démolir Nisard

Roman au cœur du roman (et vice-versa)

1 Au nombre des propriétés de l’œuvre « romanesque » d’Éric Chevillard, il faut assurément compter une forte et protéiforme propension à la métalittérarité. C’est bien souvent en effet une littérature au second degré que nous livre Chevillard, une littérature qui questionne en les détournant ses pratiques, ses usages, ses normes, ses valeurs, une littérature qui cherche à se penser ou se repenser, dans le sillage de Beckett et Michaux, sans doute, mais aussi à sa façon tout à fait singulière. Et tout y passe : l’entier des relations transtextuelles identifiées par Genette (1982) se trouvent exploitées par Chevillard. Il suffit de songer notamment à L’œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999) pour s’en convaincre, puisque ce roman va jouer dans toutes ces plates-bandes avec un bonheur aussi égal que contagieux.

2 Démolir Nisard s’inscrit dans cette même veine de questionnements tous azimuts du fait littéraire. Ces questionnements ou remises en question se soldent de notre côté de la lorgnette par une expérience de lecture qu’on aimerait qualifier de défamiliarisante. Il s’agit d’un roman – puisque du moins il se présente sous ces dehors explicites – qu’on ne sait trop par quel bout prendre, dont la cohérence, pensée en termes d’économie narrative prudente, échappe, qui ne se laisse pas véritablement appréhender comme une totalité, qui semble jouer sur plus d’un tableau à la fois. C’est bien une expérience de lecture déficitaire qu’on évoque ici : tout se passe en effet comme si le roman se déployait en des terres inconnues, selon une logique inhabituelle, et que les paramètres, ainsi que l’expérience, qui guident d’ordinaire une lecture couramment savante de vingtièmiste se trouvaient partiellement inopérants en la circonstance. Mais dire qu’ils sont inopérants n’explicite que la moitié de l’impression qui survit au livre ; l’autre moitié en est qu’il ne s’agit pas pour autant d’une œuvre strictement incohérente, d’un simple refus du romanesque (avec tout ce que ce mot peut impliquer au début du XXIe siècle), d’une entreprise de démolition en règle mais purement nihiliste ; l’autre moitié de cette impression est que la lecture prend les dehors partiels d’un rendez-vous manqué non parce que ce roman ne voudrait pas de nous, mais bien parce que ce roman nous attend là où nous ne sommes pas, nous donne rendez-vous ailleurs.

3 Car c’est là l’un des enjeux, presque explicite du reste, de Démolir Nisard : la constitution d’un lieu romanesque sous les auspices d’une altérité revendiquée, pleinement assumée1. Ce projet de nouveau roman, ou de roman autre, en vient à affecter, comme on essaiera de le montrer, tous les plans de la pratique romanesque, avec pour conséquence immédiate un brouillage des repères habituels. Et, parlant de repères habituels, l’habitude à laquelle nous faisons référence n’est pas le roman balzacien (voire le roman balzacien réinventé par les Nouveaux romanciers) : c’est le spectre des possibles tel que l’a délimité (ou élargi) toute la production romanesque du XXe siècle. Autrement dit, l’étrangeté de Démolir Nisard se construit certes en regard du « bon vieux roman », mais aussi en regard du Nouveau roman et en regard des aventures du contemporain.

Mais quelle vraisemblance ?

4 On s’en doute, la vraisemblance romanesque est affectée par le projet de Chevillard. Encore faut-il toutefois poser la question d’une façon qui soit opératoire avec un texte aussi atypique. En effet, il nous semble que les catégories souvent mises à contribution dans le cas de la vraisemblance risquent d’être prises en défaut. Non que celles de vraisemblance interne ou externe2 ou encore de vraisemblance diégétique, empirique et pragmatique3 soient en elles-mêmes contestables : bien au contraire, elles offrent d’ordinaire des prises solides et efficaces. Mais la pratique romanesque de Chevillard, qui met à mal autant les conceptions narratologiques du roman en narration, récit et histoire (au fondement de plusieurs réflexions sur le vraisemblable) que les présupposés et catégories étanches qui d’ordinaire forment l’arrière-plan de notre appréhension littéraire (conceptions du texte, du langage, des genres, du sérieux et du ludique, de l’économie narrative, fût-elle revisitée à l’aune du quotidien, de la précarité fictionnelle, etc.), s’accommode mal de théories qui véhiculent une image stabilisée, structurée et stratifiée du roman. Dit autrement, il nous semble que, dans le cas précis du texte que nous voulons commenter, il n’y aurait pas grand sens à chercher à penser sa spécificité en termes, par exemple, de vraisemblance – ou d’invraisemblance – pragmatique, puisque ce n’est pas cette question que sa configuration soulève ou rend pertinente.

5 La question de la vraisemblance ne cesse pour autant de se poser, mais sur un autre plan, qu’on aimerait dire plus fondamental. Tout se passe en effet comme si ce qui pouvait paraître invraisemblable, c’est l’idée même de ce roman, l’idée d’avoir rédigé un roman ainsi que Chevillard l’a fait avec Démolir Nisard. C’est, tout ensemble, ce monde et sa mise en scène qui dépassent l’entendement.

6 La vraisemblance est affaire de règles du jeu – que ces règles soient, pour prendre les cas courants, de structuration narrative (vraisemblance diégétique), praxéologiques (vraisemblance empirique) ou encore liées aux modalités du savoir narratorial (vraisemblance pragmatique). Ces règles du jeu ouvrent en le délimitant un espace des possibles, que la fiction peut ensuite parcourir à sa guise ; et si elle quitte le territoire ainsi défini, elle se voit accusée d’invraisemblance. Ce que l’on essaie de suggérer dans le cas de Chevillard, c’est que les règles attaquées par son roman sont celles du romanesque elles-mêmes.

7 Non explicitée, une telle formule est susceptible de garantir à son imprudent auteur un destin à peu près semblable à celui que le narrateur de Démolir Nisard réserve à l’ennuyeux critique. Précisons donc. Lorsque nous parlons ici de règle, nous avons en tête une conception non pas légaliste mais bien pragmatique, un peu à la manière de Searle (1972, 1998) et des règles constitutives, ou de Wittgenstein (1961, [1965] 1976) et de la grammaire des jeux de langage. Parler de règle en ce sens, c’est simplement pointer le fait que nos usages du langage ne sont pas anarchiques mais répondent à des conditions de possibilité. Ces conditions de possibilité, pour n’être d’ordinaire pas énoncées explicitement, n’en sont pas moins aussi actives que déterminantes, et ouvrent une aire discursive potentielle du côté de la production, tout en rendant identifiables (c’est-à-dire relevant de la vraisemblance) du côté de la réception les parcours accomplis au sein de cette aire. Il va sans dire que cette aire est soumise, en principe, à toutes les variations de temps et de lieux : pour donner un exemple caricatural, l’aire réaliste n’est pas l’aire existentialiste, qui elle-même n’est pas l’aire du Nouveau roman. On voit aussi, d’un cas à l’autre, que ces changements résident moins dans la transformation d’un critère unique que dans la métamorphose d’une sorte d’architecture de critères, d’équilibres à géométrie variable, ou, pour le dire autrement, de poétique romanesque impliquant, notamment, une conduite de l’intrigue, un rapport à la cohérence, une gestion de l’information narrative, des modalités de construction actorielle, une intensité dramatique, etc., spécifiques. Notons enfin le caractère sélectif et exclusif des composantes de ces architectures : telle pratique romanesque impliquera ainsi telle conception du rapport au langage et au réel parmi et à l’exclusion de plusieurs autres ; tel fonctionnement narratif parmi et à l’exclusion de plusieurs autres ; telle posture narratoriale parmi et à l’exclusion de plusieurs autres, etc.

8 Bref, il nous semble que, pour pouvoir traiter avec pertinence de la question de la vraisemblance dans Démolir Nisard, il faut s’armer d’une conception du romanesque globaliste – c’est-à-dire qui envisage l’art du roman comme un ensemble de caractéristiques plurielles et interdéfinies – et pragmatique plutôt que d’une conception qui décompose le fait littéraire en instances et paliers multiples et autonomes. Et il convient de poser la question à hauteur de l’entier du discours romanesque plutôt qu’à propos de l’une ou l’autre de ses dimensions4. Concluons ces considérations en redisant que nous n’adoptons pas cette posture théorique dans une perspective déductive. Ce n’est pas une conception que nous jugerions intrinsèquement supérieure aux autres, et que Chevillard nous servirait à illustrer. C’est, tout différemment, une posture qui a été commandée par le roman et qui doit servir à prendre la mesure de sa démesure. Et ce n’est pas sans conséquence que ce roman nous pousse à remanier nos présupposés théoriques : cela indique qu’il a réussi à investir un lieu en marge des pratiques ordinairement considérées, et à s’y déployer avec suffisamment de constance et de force pour contraindre l’intellection lecturale à se déplacer significativement. Cela indique également que sa position, loin d’être exclusivement déceptive ou ludique, c’est-à-dire loin de se constituer en simple (ou complexe) négatif de façons de faire consacrées, va prendre les dehors d’une affirmation poétique. À l’opposé d’une pensée exsangue qui dirait la fin ou l’impossibilité du romanesque, Chevillard veut au contraire clamer l’existence d’autres territoires que le roman – et ses lecteurs – peut explorer avec bonheur.

Cultivons notre paradoxe

9 Avant de procéder à l’analyse de Démolir Nisard, glissons quelques mots sur le roman et l’ « intrigue », si tant est qu’on puisse parler d’intrigue chez Chevillard. Le titre explicite bien le projet de l’ouvrage : il s’agit, pour un narrateur un peu maniaque du début du XXIe siècle, de démolir le critique et historien de la littérature Nisard. Démolition symbolique d’un Nisard non moins symbolique, par la force des choses : démolition argumentative pour l’essentiel, qu’elle soit frontale ou détournée, complétée toutefois par plusieurs rêveries sadiques liées à la personne même de Nisard et aux sévices qui pourraient lui être infligés, où il s’agit de viser l’homme et son idéal littéraire, avec comme but avoué une littérature et un monde sans Nisard. Parallèlement à ses médisances tout à fait jouissives, le narrateur veut également mettre le grappin sur un récit de Nisard intitulé Le convoi de la laitière (dont l’auteur semble avoir voulu faire disparaître toute trace), dans le but de s’en gausser – ce qu’il fait, du reste, par avance, procédant à une analyse vaguement psychanalytique du titre qui veut déjà montrer la turpitude qu’il recèle (Le convoi de la laitière devenant, à la faveur d’une contrepèterie révélatrice, Vois le con de la laitière). Après diverses péripéties, ce récit est découvert puis lu, mais dans la déception : cette « bluette fanée, cette niaiserie de quinze pages » (Chevillard, 2006 : 1565) ne comprend pas la moindre turpitude. Vers le terme de son combat, le narrateur se fait dire par sa conjointe qu’il commence à devenir lui-même Nisard plus ou moins inconsciemment ; il décide alors d’assumer pleinement ce destin, vole l’habit d’académicien de Nisard, revêt l’étrange panoplie et, semble-t-il, se noie : « Désiré Nisard s’enfonce dans les eaux vertes » (DN : 172).  

10 Ce résumé ne rend pas justice à plusieurs éléments essentiels du roman. Au premier chef, il faut absolument mentionner la pratique intertextuelle extravagante de Chevillard. Le roman cite avec constance des fragments textuels d’une origine apparemment autre. Signalons notamment des dépêches de l’AFP ou de l’agence Reuters, des articles du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, des fragments de l’hommage posthume de Nisard et des fragments de textes de Nisard. Voici un exemple de dépêche, pour déterminer le rôle qu’elles jouent dans le roman.

ALICANTE (AP) – Le miracle n’a pas eu lieu et la France a été éliminée par l’Espagne en demi-finale de la coupe Davis après la défaite expéditive de Désiré Nisard face à Rafael Nadal 6-4, 6-1, 6-2, dimanche sur la terre battue des arènes d’Alicante.

Titularisé à la dernière minute à la place de Carlos Moya, blessé, Nadal, âgé de 18 ans seulement n’a laissé aucune chance à un Nisard peu combatif qui n’est jamais entré dans le match et n’a jamais semblé en mesure d’inquiéter son jeune adversaire (DN : 47-48).

11Il s’agit de nouvelles, ou de faits divers, authentiques, où l’on mentionne une action valorisée négativement (vol, pollution navale, malversations financières, conduite en état d’ébriété provoquant la mort d’une mère de famille, promotion de politiques ultra-libérales, décision d’entrer en guerre contre l’Irak malgré l’absence d’armes de destruction massive, trafic d’ivoire) et où le rôle du vil personnage est systématiquement occupé par un dénommé Désiré Nisard (ou, au mieux, Désiré N.). Lorsqu’il s’agit de faits divers, l’agent original du méfait est le plus souvent inconnu du lecteur; en revanche, avec les dépêches évoquant des événements plus importants, on peut fréquemment identifier, derrière l’apparent Nisard, le personnage qui a posé le geste répréhensible6.

12 S’il y a évidemment dans ce procédé une dimension argumentative ludique qu’il ne faudrait pas sous-estimer, il reste qu’il y a plus : cette pratique de la citation de textes factuels détournés dans la fiction est une manière de dire à quel point il est difficile d’imaginer un monde (et cela renvoie au factuel) et un livre (celui-là même qu’on lit, et qui s’en fait l’exemple) sans Nisard – et, dans le même temps, c’est une pratique romanesque qui, s’élaborant sous les auspices du brouillage des codes et des référents, du paradoxe, donne une idée d’un monde et d’un livre sans Nisard, ou plus exactement de la forme d’un monde et de la poétique d’un livre sans Nisard. En d’autres mots, son échec à dire un livre sans Nisard est une manière, tout à fait réussie, de montrer un livre sans Nisard : bien que la diégèse évoque Nisard, elle le fait sur le mode du brouillage et du paradoxe, qui sont précisément aux antipodes de la littérature selon Nisard.

13Le deuxième élément qui doit être mentionné est le statut générique du texte. Le paratexte indique « roman », mais l’on lit dans les premières lignes dudit roman qui se désigne déictiquement : « Quelle est en effet la cible principale de ce brûlot ? Désiré Nisard lui-même, bien contrit de la chose » (DN : 7 ; nous soulignons). Sans entrer dans des considérations techniques, on notera que ce sont là deux registres textuels bien distincts – argumentatif pour le brûlot, narratif pour le roman –, aux implications tout aussi distinctes : le brûlot demande la représentation d’arguments quand le roman demande la représentation d’actions ; la connexion entre les parties est logique d’un côté, téléologique de l’autre ; il n’y a pas de situation narrative, et donc un rapport spécifique entre l’énonciateur et ses arguments d’un côté, et il y a une situation narrative de l’autre, etc. Or, ces deux types textuels ou ces deux genres cohabitent dans l’espace du livre ; ou, plus exactement encore, cet espace est constitué par leur mélange. Du reste, les deux premiers paragraphes donnent le ton, ici : le premier consiste en l’annonce du projet argumentatif (« il va s’agir d’anéantir Nisard »), et le second consiste en ce fragment de dialogue:

Curieux projet, me dit Métilde, puis elle veut savoir qui est Désiré Nisard, comme si cet individu méritait qu’on s’intéresse à lui. Ma réponse fuse : Désiré Nisard ? C’est à peine si on le sait, et tout le monde s’en moque (DN : 8).

14L’effet de surprise est multiple. Alors que, dans le registre argumentatif, l’énonciateur semblait seul, voici qu’on a l’impression qu’en fait il s’adressait à quelqu’un, qui lui répond – ou que quelqu’un a lu par-dessus son épaule et lui adresse une remarque. Bref, à un titre ou à un autre, c’est à un effet métaleptique que conduit cette savante confusion des genres. Elle conduit également à une incertitude quant à l’énonciateur/narrateur et à l’éventuelle situation narrative : nous expose-t-il ses arguments ou nous expose-t-il le contexte de vie concret dans lequel il a songé à ses arguments, rompant ce qu’on aimerait appeler l’illusion argumentative ? À cela s’ajoute, évidemment, la dimension autophagique ou paradoxale du propos : Métilde, on s’en souvient, « veut savoir qui est Désiré Nisard, comme si cet individu méritait qu’on s’intéresse à lui » (nous soulignons). Le commentaire narratorial laisse entendre que Nisard ne mérite pas qu’on s’intéresse à lui, et ce précisément dans un ouvrage qui sera entièrement consacré à Nisard. Bref, on retrouve ici l’opération de création de situations paradoxales et de brouillage des repères textuels qui permettraient de catégoriser le « roman » – et ce n’est certes pas un hasard si cette poétique qu’on a commencé à traquer s’élabore à leur enseigne.

15 Dans ce registre des paradoxes, il faut du reste citer la presque totalité de ce paragraphe inaugural qui se révèle légèrement étourdissant :

Selon Désiré Nisard, la littérature française a entamé son irrésistible déclin dès la fin du XVIIe siècle et la mort de Bossuet, opinion qu’il énonce en 1835, c’est dire comment les choses ont dû se dégrader encore, c’est dire quelle aversion lui eût à coup sûr inspiré cet ouvrage, daté des premières années du XXIe siècle. Et certes, il ne sera pas écrit dans le style des classiques latins chers à son cœur, mais cette tare n’eût été que le prétexte allégué par ce faux jeton de Nisard pour justifier son dédain, nous ne sommes pas si naïfs. La cause réelle de sa rancœur se devine sans grande dépense de sagacité. Quelle est en effet la cible principale de ce brûlot ? Désiré Nisard lui-même, bien contrit de la chose (DN : 7).

16 Le statut de Nisard se métamorphose au cours du paragraphe. Il commence par être le représentant d’une certaine conception de la littérature et d’une certaine poétique, valant ainsi non pas comme personne mais, métonymiquement, comme idée de la littérature. Et le roman de Chevillard ne lui aurait pas plu précisément parce qu’il ne cadre pas avec cette idée. On quitte tôt, toutefois, le strict débat esthétique, puisque, nous affirme le narrateur, c’est en réalité parce que ce texte s’en prend à lui que Nisard le désapprouve, s’en trouvant « contrit ». On le voit, les choses se compliquent. D’une part, on passe de l’idée à l’homme en prenant la métonymie au pied de la lettre ; d’autre part, et conséquemment, on ressuscite Nisard et l’on en fait un lecteur – déconfit, susceptible et hypocrite – du roman. Si cette première superposition improbable de l’homme et de l’idée augure toutes celles qui suivront, où par exemple les attaques contre les idées de Nisard prendront la forme d’attaques contre sa personne, si en elle se devine déjà le double thème du livre et du monde sans Nisard, il n’en reste pas moins qu’elle relie, dans le même geste impensable de la fiction, deux registres ontologiquement distincts, ouvrant dès lors la voie à tous les échanges de l’un à l’autre. Et l’on ne peut manquer de noter que cette façon de faire la guerre esthétique via des attaques langagières dirigées contre la personne (c’est-à-dire, aussi, des scènes d’attaque, de torture, de passage à tabac, etc., de Nisard au sein du langage, de la fiction) est, performativement, une manière de démolir Nisard comme métonymie : c’est œuvrer au sein d’une poétique insaisissable pour le critique, et qui donc nie la sienne dès le premier mot. Du coup, la réponse à la question que tout lecteur de Chevillard se pose une fois ou l’autre (« Mais qu’est-ce que, diable, ce Chevillard peut bien être en train de faire ? ») coule de source : précisément ce que la poétique de Nisard n’aurait pu imaginer, se situant en un lieu préservé des grands pieds de Nisard.

With or without Nisard

17 Cette dimension performativement métalittéraire de Démolir Nisard, son statut de revendication poétique, d’art du roman en acte, montré partout en plus d'être dit, est tout à fait explicite. Comme nous l’avons déjà noté, le narrateur, pour l’appeler ainsi, rêve d’un livre et d’un monde sans Nisard. Il prend à quelques reprises soin de nous décrire ce que serait ce livre : un lieu

où l’on pourrait […] fuir le bruit et le mouvement des histoires, des éternelles histoires toujours recommencées, et l’autorité des juges de nos actions et de nos pensées […], nulle mécanique de causes et d’effets pour nous happer ni crémaillère sous nos semelles crantrées, nul suspense pour nous intéresser fallacieusement à des énigmes vaines et si peu intéressantes en vérité que leur dénouement navre comme une duperie, une promesse non tenue, une femme de sable, ce serait un livre encore, bien sûr, mais où rien ne se produirait comme dans les autres livres, un livre sans Nisard, un livre écrit peut-être simplement pour occuper la place et défendre cet espace contre les autres livres (DN : 14-15).

Le livre sans Nisard serait le pur poème. […] Dans le livre sans Nisard, des espaces immenses s’ouvrent pour le songe et la méditation, certes, mais également pour les gambades du corps d’abord désemparé sans doute d’être soudain autorisé à entrer dans un livre et d’y respirer comme à la montagne, un matin d’avril, alors qu’il s’attendait à suffoquer dans le confiné, dans le renfermé (DN : 122).

18 D’un autre côté, le narrateur nous décrit aussi cette littérature selon Nisard, complétant en creux le portrait qu’on a commencé à brosser :

La littérature selon Nisard est un bien triste missel, une école de résignation. Le lecteur y vient tête basse entendre des sermons et des réprimandes. […] La littérature selon [Nisard] énonce la loi morale en vigueur pour l’espèce humaine. Les écrivains sont des guides spirituels, des directeurs de conscience. L’âme égarée ne les consultera pas en vain, ils sauront la remettre sur le droit chemin. […] La folie, la fantaisie, la satire, la hargne et le défi, la mélancolie et tous les autres soleils noirs de la poésie ont roulé dans le fossé avec le convoi de la laitière. Ne demeure, planté sur le talus, qu’un épouvantail grimaçant coiffé d’une mitre d’évêque : la littérature selon Nisard (DN : 63-64).

19 La confrontation mise en scène par le roman est plurielle. Le narratif, à la fois comme structure usée (« éternelles histoires toujours recommencées »), procédé impersonnel et réifiant (« nulle mécanique […] ni crémaillère ») et manière de générer un intérêt lectural mensonger (« nul suspense pour nous intéresser fallacieusement à des énigmes vaines et si peu intéressantes en vérité »), s’oppose à la rêverie, au songe et à la méditation poétiques. L’espace (comme métaphore de la pensée) clos, c’est-à-dire à la fois limité, borné et étouffant ou étouffé, privé de circulation d’air (« suffoquer dans le confiné, dans le renfermé »), s’oppose à l’espace ouvert et vivifiant (« respirer comme à la montagne, un matin d’avril »). La vocation moralisatrice, contraignante, autoritaire (« sermons », « réprimandes », « loi morale », « guides spirituels », « directeurs de conscience », « droit chemin »), qui impose le sérieux de la loi et asservit le lecteur, s’oppose à tous les débordements et excès jouissifs ou libérateurs (« La folie, la fantaisie, la satire, la hargne et le défi »). On le voit, c’est à la convention, tout à la fois comme ensemble de formes et comme impératif légal, que le narrateur veut ici tordre le cou, et ce de façon radicale. Car si certains aspects de ce système d’oppositions sont monnaie courante depuis le romantisme au point d’apparaître aussi convenus que ces conventions auxquelles ils veulent faire un mauvais parti, il n’en reste pas moins que le projet qui se dessine là veut investir un lieu qui semble encore plus ou moins impensable. Si en effet la littérature avec et sans Nisard se bornait à reprendre la distinction entre roman et poésie, il n’y aurait pas lieu d’en faire un plat, puisque la poésie existe depuis belle lurette, et aime à se penser comme un lieu d’aventure du langage libéré de portée morale. Or les choses sont différentes dans les propos narratoriaux : le narrateur a en tête non pas un poème qui s’opposerait conventionnellement au roman, mais bien un roman qui serait, tout à la fois, poème – c’est-à-dire fantaisie se déployant hors des conventions du narratif. C’est donc le projet d’un lieu conceptuel à la définition incertaine – et l’on ne peut s’empêcher de songer en parallèle à la fameuse encyclopédie de Borges sur laquelle Foucault ouvrait Les mots et les choses. Il faut aussi saisir, sur ce point, toute la distance qui s’instaure entre cette fiction d’un livre sans Nisard et le ressassement beckettien : là où le second consacre, en pleine dysphorie, le vain épuisement des formes narratives sans espoir de salut, la première se prend à rêver euphoriquement d’un possible ailleurs à conquérir, situé à l’exact point d’intersection de chemins qui semblent ne pas se croiser.

20 Ce livre sans Nisard serait-il, alors, celui-là même qu’on lit ? Le narrateur est clair à ce propos : « Pour lire enfin le livre sans Nisard […], il faut en passer par ce livre bondé de Nisard et compter que ce trop-plein suscitera la réaction de rejet qui délivrera le monde de la présence de Nisard » (DN : 59-60). Mais les choses sont-elles effectivement si claires ? On peut en douter. Car si Nisard est bien partout dans le roman – pas une page qui ne porte son nom –, si le narrateur désespère même de jamais pouvoir éradiquer Nisard, s’il croit finalement en la défaite de sa propre entreprise, persuadé de voir Nisard en tous lieux et contraint de devenir Nisard lui-même, la forme qui narre cette défaite, dans sa constance à se présenter comme poétique performative, dans son hybridité festive, dans son souci de mêler tout ce qui d’ordinaire est distinct, semble occuper le lieu de ce livre sans Nisard, en l’un de ces paradoxes dont le roman commence à être coutumier et qui d’évidence fonde sa poétique. Avant d’observer d’autres manifestations de cette hybridité pour bien montrer comment elle imprègne constitutivement le roman, revenons un instant à la description du livre sans Nisard. C’est au premier chef l’organisation narrative qui fait les frais de cette charge, dans deux dimensions, semble-t-il. Du point de vue structurel, le post hoc ergo propter hoc et, derrière lui, la téléologie propre au narratif sont considérés comme des procédés rebattus. D’un point de vue pragmatique, et conséquemment, l’intérêt que cette structure veut générer chez le lecteur est supercherie et conduit inévitablement à la déception. Or, on se rappellera les guillemets prudents dont nous avions affublé, plus haut, le terme intrigue, voulant suggérer en cela que le roman de Chevillard se déployait à l’extérieur du territoire narratif habituel7. Par ailleurs, on n’insistera pas longtemps sur la « fantaisie » évoquée par le narrateur, et qui pourrait fort bien tenir lieu de bannière sous laquelle fédérer les diverses prouesses en prose de Chevillard, autant dans Démolir Nisard que dans le reste de sa production romanesque8. Une fois de plus, le roman double la réflexion poétique explicite qui le traverse et le constitue d’une poétique en acte.

21 L’hybridité est également au cœur de cette poétique, comme on l’a dit plus haut. Ainsi, le narrateur, à la recherche d’un exemplaire du Convoi de la laitière, reçoit un jour une lettre : « Mais ce matin, le facteur, messager des dieux, elfe au pied ailé, génie bondissant, au vrai bedonnant personnage […], me tend une longue enveloppe à l’en-tête de la bibliothèque de Pales. L’émotion m’empêche de poursuivre. Lisez vous-même, je vous écoute [suit, en italiques, la lettre en question] » (DN : 126). Le jeu métaleptique est manifeste : le texte mime une situation de communication immédiate entre deux interlocuteurs (le narrateur et le lecteur), mais cette représentation est d’emblée minée par le fait que tout ici est du ressort du narrateur et de sa fiction. C’est un geste précisément impossible que le roman représente ici. Et c’est par rebond la situation narrative qui, à nouveau, se retrouve précarisée : où est donc ce narrateur, s’il n’est pas là où il ne peut être ? Toujours dans le registre de la précarisation de la situation narrative, on peut lire ce passage où le narrateur évoque ses projets :

Je ne m’en vante guère car j’avais prétendu me désintéresser complètement de l’affaire, mais je me suis remis en quête du Convoi de la laitière. Pour l’heure, mes recherches n’ont pas abouti et je n’ai en ma possession aucun indice nouveau. J’envoie à tout hasard des courriers aux bibliothèques, dans l’espoir d’un miracle. Tu parles d’un miracle ! s’insurge Métilde qui a pris fait et cause pour mon combat (DN : 104).

22Là encore, comment Métilde peut-elle enchaîner sur un propos strictement narratorial, qui d’évidence ne lui est pas adressé ? Alors que nous étions seuls avec le narrateur, voici que nous le découvrons en compagnie de sa tendre moitié, ce qui nous renvoie à notre solitude lecturale. Petit court-circuit énonciatif minime, qui passe presque inaperçu dans l’enchaînement du paragraphe, mais où se marque un profond ébranlement de l’ordre de la narration, où soudain coïncident deux lieux qui ne peuvent faire un.

23 Terminons avec ce dernier exemple d’une tout autre nature cette fois, où le verbe fait être. Le narrateur tient des propos un peu embrumés sur le brouillard, qu’il aime parce que, dit-il en une explication à l’ample portée, toutes les confusions se trouvent justifiées.

Mais surtout, j’aime le brouillard parce qu’il fait disparaître le monde de Nisard : miracle qui vaut toutes les apparitions divines. Dès lors, nous sommes obligés d’inventer. J’en profite à chaque fois pour changer d’identité. Je suis l’araignée de cette toile immense. Tout ce qui est pris dedans m’appartient. Parfois, bien sûr, je me heurte à quelque chose de dur, ou de pointu, qui semble solide, qui résiste – ainsi l’amputé sent encore son membre fantôme : mes nerfs ont la mémoire du monde anéanti. Déplaisantes sensations qui passeraient si le brouillard voulait tenir… RÔARRR… Vous avez entendu comme moi ce rugissement. Où sommes-nous ? La géographie est une notion dépassée. Nous quittons aussi l’époque. Nous nous perdons dans le temps… TUDIEU !... Vous avez entendu ? (DN : 99).

24 Commençant comme une méditation abstraite sur le brouillard qui force à l’invention, ce fragment finit en l’invention d’un monde concret où narrateur et narrataire se trouvent projetés, qu’ils perçoivent par l’ouïe (forcément, puisqu’on nage dans la purée de pois), qui se déplace temporellement et spatialement et où, en un sens, le monde s’impose au narrateur dans le fil de sa parole fantaisiste. Comme si parler du brouillard suffisait à nous y plonger, comme si évoquer une perte dans le temps impliquait qu’on soit expédié séance tenante au Moyen-Âge. Le monde médité, monde de pensée et de mots, devient le monde de l’expérience, quelque nébuleuse que puisse être celle-ci. Et nombreux sont ces passages où le narrateur commence par une réflexion abstraite qui, chemin faisant, prend corps, prend réalité et devient non plus l’objet de la réflexion mais le réel au sein de la fiction. Le charme particulier de ce passage réside, on l’aura saisi, dans le fait que son thème – la confusion qui force à l’invention et à la perte des repères – renvoie à la poétique qu’on s’efforce de mettre en évidence9.

Comment parler des livres que l’on a lus ?

25 Voulant démolir Nisard comme esthétique, Démolir Nisard démolit le plus souvent Nisard comme individu – mais d’une manière si inhabituelle, si inconcevable sur le plan poétique, qu’il parvient à le démolir comme esthétique en se déployant en des espaces impensables pour lui. C’est ainsi que nous pourrions le mieux, ou le moins mal, faire le bilan de notre réflexion dans le roman de Chevillard.

26 Ce disant, nous mettons l’accent sur un phénomène dont nous espérons avoir pu montrer sans ambiguïté la force dans ce roman : une propension puissante et particulière à l’autoréflexivité. Et ce, de deux façons. D’une part, le roman disserte fréquemment sur divers aspects de son propre projet. À preuve, les nombreux déictiques par lesquels il se désigne pour mieux se commenter : « quelle aversion lui eût à coup sûr inspiré cet ouvrage » (DN : 7), « Désiré Nisard, ou la politique bien comprise est le titre que j’ai longtemps envisagé pour la présente hagiographie » (DN : 57), « Ce livre n’a d’autre ambition que de priver Nisard d’un espace encore où publier son programme » (DN : 59), « Je dois mettre tout Nisard dans ce livre afin qu’il en soit à la fin d’un seul coup expulsé » (DN : 60), « Ôte-toi de là que je m’y mette, tel pourrait être aussi le titre de ce livre envisagé comme une méthode d’élimination de Désiré Nisard » (DN : 72), « Il est pour la dernière fois question de lui dans ce livre » (DN : 101), « Relever Nodot, tel aurait pu être le titre de ce livre » (DN : 114), « si je puis me permettre d’intervenir dans ce débat, en dépit de la stricte neutralité que je me suis promis d’observer tout au long de cet ouvrage » (DN : 116), « On voit quel recueil de petites pièces sensibles je portais en moi et comment un seul geste de Nisard eût suffi à faire de ce livre tout autre chose » (DN : 158). On aura également noté, dans ces quelques exemples, les dérives titulaires, qui renforcent cette idée d’une réflexion du roman sur son propre projet, voire d’une nécessité ou d’un souci pour lui de chercher à bien le définir, comme si ce projet n’allait pas de soi. Dans le même ordre d’idées, on trouve parfois le narrateur revenant sur ses propos pour les jauger, comme ici :

[…] et c’était pour chaque flèche évanouie quatre plumes que Nisard ne tremperait jamais dans l’encre, je ne sais pas si vous vous rendez compte. Quatre plumes que Nisard ne tremperait jamais dans l’encre ! Je suis fier de chacune de mes phrases. […] je m’estime autorisé à lui [le lecteur] demander de s’attarder un peu plus longuement sur cette phrase-là […], cette phrase qui est ce que j’ai écrit de plus réjouissant, le poème de l’Âge d’or : c’était pour chaque flèche évanouie quatre plumes que Nisard ne tremperait jamais dans l’encre (DN : 84).

27De façon à bien l’évaluer et à en baliser la saisie, l’énonciation fait ici retour sur son énoncé, repris en mention, et occupe toute la place, le narrateur cessant de narrer pour mieux admirer sa prose (ou s’y mirer) et interpeller son narrataire. Ce retour sur soi (ou sur l’autre) s’observe également, au second degré, lorsque le narrateur commente à l’envi les textes de Nisard ou de Larousse, à la fois intégrés à sa matière et présentés comme hétérogènes : pour ce qui est de Nisard, outre le long commentaire du Convoi de la laitière, on trouve par exemple cette réflexion sur les Souvenirs de voyage :

« La meilleure manière d’arriver à Arles, c’est de descendre le Rhône dans le bateau à vapeur », écrit par exemple Désiré Nisard […]. Il me semble que cette citation se suffit à elle-même et qu’il n’y a rien à ajouter. Considérez un peu l’inanité de cette prose, comme on s’y ennuie, comme on s’y enlise, et comme bien peu elle nous transporte malgré les moyens mis en œuvre […]. Nous nous faisons décidément une plus haute idée de la littérature que Jean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard, nous lui demandons mieux que des itinéraires (DN : 41-42).

28Quant à l’article de Pierre Larousse sur Nisard, il a droit aux éloges du narrateur :

Va-t-on suspecter Larousse lui-même de parti pris ? Osera-t-on mettre en doute sa rigueur de lexicographe ? Il est pourtant facile d’en juger. Lisons par exemple sa définition de la CHAISE : siège à dossier, sans bras. […] L’intransigeante honnêteté de Pierre Larousse garantissait seule la valeur de son entreprise, s’il fallait en apporter la preuve encore, voilà qui est fait, je pense (DN : 138).

29Dans ce dernier exemple, du reste, le narrateur non seulement cite Larousse pour mieux l’évaluer, mais en plus jauge sa propre argumentation, estimant qu’il vient de prouver hors de tout doute l’honnêteté et la rigueur du brave homme.

30 D’autre part, l’autoréflexivité romanesque tient aussi dans ce que le roman met en scène sa réflexion de la manière qui rende le mieux justice à son projet, comme on a cherché à le montrer dans les pages qui précèdent. Cette performativité radicale – évoquer l’idée d’un livre et d’un monde sans Nisard dans les termes mêmes d’un roman impensable pour Nisard – est d’ailleurs une ambition consciente du roman comme le montre le passage suivant : « Cependant, ce livre [à venir] sans Nisard se voudrait mieux qu’un manifeste pour un monde sans Nisard : le projet détaillé du monde sans Nisard, non point une utopie de plus, mais la promesse du monde sans Nisard énoncée et simultanément tenue » (DN : 122-123 ; nous soulignons). Cette coïncidence du dire et du dit ici pensée s’inscrit dans l’exact prolongement de la poétique romanesque autoréflexive déployée dans Démolir Nisard : le souci de se définir est à la fois, par son affirmation, attention inquiète à se situer hors du monde et du livre de Nisard et, par sa présence excentrique, manière de l’être.

31 Ce texte est tout entier travaillé par le besoin, l’envie ou le bonheur de dire sa place, de se situer – avec tout le paradoxe fondamental qui sous-tend cette entreprise, puisque, très littéralement, ce roman n’a pas sa place dans l’espace du roman. Il doit dire, simultanément, qu’il n’est pas un roman – au sens où on l’entend, voire où Nisard l’entend – mais/et/donc qu’il est roman – au sens où lui-même l’entend, dans un espace littéraire reconfiguré, ou du moins ouvert à tout ce qu’il excluait jusque-là10.

32 C’est, selon nous, ce paradoxe premier qui se reflète inlassablement dans les paradoxes que nous avons notés au fil de notre réflexion : ceux-ci disent sans relâche cette posture improbable d’un roman qui nous demande de renoncer au roman pour pouvoir être reconnu comme tel. C’est dire qu’il nous demande, initialement, de renoncer à une certaine vraisemblance – au sens pragmatique que nous avions donné à ce terme – et de tenter d’en concevoir une nouvelle, dans le prolongement de Démolir Nisard. C’est à un déplacement conséquent des critères de vraisemblance proprement romanesque – liée à ce que peut/doit/veut être le roman – que nous invite le texte de Chevillard, à un voyage dans une contrée dont on ne sait rien, mais dont il est, tout ensemble, la cause et l’effet.

33 Cette aventure constituante11 qui est celle de Démolir Nisard implique une posture lecturale non moins aventureuse, prête à prendre le risque de la défamiliarisation, prête aussi à se remettre en question sur un plan critique ou théorique, quitte à ne pouvoir trouver les concepts les plus adéquats pour dire le roman. Car se pose au lecteur de Chevillard le problème inverse de celui évoqué, dans l’un de ses essais, par Pierre Bayard (2007). Ce dernier, on s’en souvient, soutient de façon tout à fait convaincante que nous sommes généralement en mesure de parler des livres que nous n’avons pas lus parce que nous savons quelle place leur attribuer dans la culture, et quel discours tenir sur cette place. Or, Démolir Nisard veut justement se loger à une enseigne encore indéfinie dans la culture, avec pour conséquence qu’il est difficile d’en parler sans l’avoir lu – à peu près autant qu’en l’ayant lu, et pour les mêmes raisons exactement.

34 De cette vraisemblance encore à penser, à nommer, à définir, on aimerait pour terminer redire, car c’est l’une de ses caractéristiques les plus fortes, qu’elle n’est pas négative, qu’elle n’est pas un refus fermé sur lui-même de ce qui peut exister. Elle est, véritablement, tentative de redécouper l’aire du dire romanesque, de l’ouvrir à des configurations qu’il ne peut concevoir en l’état. Projet, donc, libérateur plutôt que nihiliste, mais aussi projet invitant, qui veut s’associer le lecteur au lieu de le perdre, qui se veut non pas île sauvage et inaccessible, mais terre d’accueil pour ceux, romans ou lecteurs, qui peuvent parfois se sentir un peu à l’étroit dans le monde de Nisard.

Notes

1  C’est du reste ce que semble laisser entendre Chevillard lui-même, dans un entretien accordé à Pascal Riendeau. Évoquant sa position de combat, il indique : « Avant de viser qui que ce soit, pourtant, je me bats contre une forme qui tend à s’imposer, une forme qui a fait ses preuves, qui est objectivement opérante et dont je dois me défaire pour faire entendre ma voix propre et non pas seulement proposer une nouvelle variation autour du genre » (Riendeau, 2008 : 20). Il décrit également sa pratique romanesque, métaphoriquement, comme « une plante bizarre, nouvelle, dont les vieilles taxinomies ne savent trop quoi faire » (Riendeau, 2008 : 18 ; nous soulignons).

2  Comme l’explique Denis Pernot à l’entrée « Vraisemblance », qu’on lui doit dans Aron, St-Jacques et Viala, « la vraisemblance peut être envisagée de deux points de vue. Interne : une œuvre est vraisemblable lorsque son intrigue ne laisse pas une place abusive au hasard, la vraisemblance étant liée alors à la prévisibilité logique du récit. Externe : une œuvre peut être perçue comme vraisemblable quand les lieux, faits et personnages qu’elle met en scène sont en conformité avec les règles en vigueur dans la société qui se les représente, la vraisemblance étant alors liée aux croyances et aux bienséances » (Pernot, 2002 : 626).

3  Distinction proposée par Cécile Cavillac : « Alors que la [vraisemblance empirique] porte sur la conformité à l’expérience commune, mesurée à l’aune de la raison et/ou de l’opinion, et la [vraisemblance diégétique] sur la cohérence de la mise en intrigue, la [vraisemblance pragmatique] concerne la fictivité de l’acte de narration : mode d’information du narrateur, circonstances de l’énonciation » (Cavillac, 1995 : 24).

4  On notera en passant que cette conception globaliste n’a pas eu la faveur de la réflexion théorique. À notre connaissance, seul Todorov l’évoque, mentionnant, dans son article « Introduction au vraisemblable », les « lois constitutives de notre discours » qui font que si «  je parle, mon énoncé obéira à une certaine loi et s’inscrira dans une vraisemblance » (Todorov, 1971 : 99).

5  Désormais, les renvois à la même édition de ce roman seront signalés par la mention DN suivie du numéro de page.

6  Pour une analyse systématique et éclairante de la pratique intertextuelle de Démolir Nisard, on lira avec profit Barbara Havercroft et Pascal Riendeau (2008).

7  Sur la question de la narrativité dans Démolir Nisard, on consultera avec profit René Audet (2008). Signalons incidemment que cette distance prise avec la narrativité trouve une expression claire dans Les absences du capitaine Cook, où les chapitres commencent par un résumé annonçant fréquemment de palpitantes aventures, qui ne seront pas narrées par la suite. Un exemple parmi d’autres, au chapitre deuxième : « Foisonnement du récit avec l’introduction massive de nouveaux protagonistes. Solitude menacée de notre homme. Sa mère à l’agonie croit bon de lui révéler l’existence de son frère siamois : il va donc devoir vivre désormais avec cet importun tout le temps sur le dos » (Chevillard, 2001 : 16). Rien de tel, évidemment, dans le reste du chapitre.

8  Dominique Viart et Bruno Vercier (2005 : 394-396) logent du reste l’œuvre de Chevillard à l’enseigne du « roman fantaisiste ».

9  Et l’on pourrait dire de ce passage comme de ce roman ce que Bruno Blanckeman dit de Préhistoire : « Le maître d’œuvre accumule en effet les bobards, les racontars, les menteries, les délires, et le roman en train de s’écrire se reflète dans un miroir plus joyeusement déformant que spéculairement correct » (Blanckeman, 2002 :81).  

10  Audet (2008) tient des propos un peu similaires, mettant l’accent sur la reconfiguration de l’histoire littéraire opérée par Démolir Nisard et L’œuvre posthume de Thomas Pilaster.

11  Et il faut ici entendre ce terme dans l’acception que lui donne Dominique Maingueneau. Ce dernier définit en effet le discours littéraire en général comme discours constituant, c’est-à-dire pratique discursive qui ne s’autorise aucune autre pratique discursive, et qui est à elle-même sa propre justification : « [L]’expression de “discours constituant” désigne fondamentalement ces discours qui se donnent comme discours d’Origine, validés par une scène d’énonciation qui s’autorise d’elle-même » (Maingueneau, 2004 : 47). « Ces discours ont le privilège dangereux de se légitimer en réfléchissant dans leur fonctionnement même leur propre “constitution” » (Maingueneau, 2004 : 48). Dans cette perspective, Démolir Nisard serait un discours constituant au carré : d’abord parce qu’il s’inscrit dans le discours littéraire, ensuite parce que, dans cet espace, il veut créer son propre espace, en rupture. C’est du reste peut-être à ces questions constituantes que font référence les métaphores spatiales utilisées par le narrateur : « un livre sans Nisard, un livre écrit peut-être simplement pour occuper la place et défendre cet espace contre les autres livres qui auraient tôt fait sans quoi de l’encombrer » (DN : 15), « ce livre, du moins dans l’espace qu’il va dégager pour s’y inscrire, entend échapper à leur contrôle [celui des écrivains conventionnels], à leur maîtrise, à leur passion du sens, à leur goût du détail, à la justesse de leurs descriptions […], à leur art de la narration » (DN : 16), « Ne lui [Nisard] laissons pas le champ libre. Publions là où il s’apprêtait à publier » (DN : 59).

Bibliographie

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Notice biobibliographique

Nicolas Xanthos est professeur au Département des arts et lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi. Ses recherches portent sur la littérature française contemporaine et les théories du récit et du dialogue. Il a publié une vingtaine d’articles, dans plusieurs ouvrages collectifs et, notamment, dans Littérature, Australian Journal of French Studies, Voix et Images, Intermédialités et Études françaises. Il a codirigé, avec René Audet, un numéro double de la revue Protée intitulé « Actualités du récit » et a dirigé le numéro 79 de la revue Tangence consacré aux « Arts et avatars de la conversation ». Il a fait paraître, en 2008, chez Nota bene, un essai intitulé De l’empreinte au récit. Destin de l’indice et de l’action dans le roman policier. Il est membre régulier du Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire Figura, et membre associé du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).

Pour citer cet article :

Nicolas Xanthos (2009), « Définir Chevillard. L’inconcevable vraisemblance de Démolir Nisard  », dans temps zéro, nº 2 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document385 [Site consulté le 26 November 2023].

Résumé

En se fondant sur une conception pragmatique et générique de la vraisemblance romanesque comme ensemble de poétiques concevables pour le roman, le présent article cherche à montrer comment, dans Démolir Nisard, Chevillard s’emploie à se situer en dehors de cet horizon d’attente par toutes sortes de procédés (de l’interférence du narratif et de l’argumentatif à une pratique généralisée de la métalepse, en passant par un usage hors norme de l’intertextualité, une extrême malléabilité de l’univers fictionnel et des postures paradoxales). Dans cet improbable art romanesque et dans la refonte de l’espace littéraire qu’il implique à titre d’aventure constituante, on veut voir une manière de s’opposer, performativement, à la poétique du « bon vieux roman » et de démolir Nisard considéré, par une métonymie de l’homme pour ses idées, comme pratique réaliste à vocation moralisatrice.

Based on a pragmatic and generic conception of verisimilitude in the novel, this article seeks to show how, in Démolir Nisard, Chevillard strives to step outside of this horizon of expectations by using a number of textual strategies and devices (ranging from the conflict between narrative and argumentative discourse, to the widespread use of metalepsis, as well as a non-standard use of intertextuality, an extreme malleability of the fictional universe, and the use of paradoxical postures).  In this improbable art of the novel and the recasting of literary space, we can see a way in which Chevillard performatively opposes himself to the poetics of the traditional novel, as well as a way of demolishing Nisard, represented in the novel by the metonymy of the man for his moralistic ideas.

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ISSN 1913-5963