Anne Sechin

Lectures de l’espace dans Un vent prodigue de Simone Chaput

1 La littérature francophone contemporaine au Manitoba se place dans une histoire littéraire dont l’une des composantes essentielles est le rapport à l’espace. Ses origines n’y sont peut-être pas étrangères alors que, dès les premiers récits de voyageurs, l’immensité des prairies joue déjà un rôle. Peut-être faut-il y voir aussi l’influence des tribus autochtones qui envisagent le rapport Homme-Terre d’une façon très distincte de l’Occident1. Mais les œuvres franco-manitobaines qui décrivent des espaces environnants dépassent souvent le réalisme descriptif et proposent une problématisation particulière du rapport à l’espace. Ainsi, Simone Chaput s’inscrit à la fois dans l’héritage d’une tradition et la découverte de nouveaux paradigmes, lesquels s’éclairent dans les cadrages effectués sur les paysages par chacun des personnages principaux de son dernier roman, Un vent prodigue.

2Le renouveau de l’intérêt pour les relations entre l’espace et la littérature conduit à de questionnements inédits sur l’inscription du sujet dans le monde, en tenant compte de toutes les constructions culturelles qui y sont rattachées. « On ne part plus d’un donné mais d’un perçu, à savoir d’un espace constitué par un ensemble de représentations construites par ses acteurs » (Dahan-Gaida, 2011). Il en découle que

chacun possède une perception singulière de son environnement, une manière singulière d’habiter l’espace, déterminée à la fois socialement, culturellement, esthétiquement, voire dans certains cas poétiquement (Bouvet, 2013 : 14).

3Ce sont précisément ces variations, au sens presque musical, que propose Un vent prodigue en campant chaque personnage dans un positionnement spécifique lisible dans les perceptions du monde environnant. Mais plus encore, ce roman, jusque dans son orientation éthique, catalyse les problèmes contemporains dans les diverses modalités de rapport à l’espace qui y sont exposées.

4 Un vent prodigue nous relate, le temps d’un été, le parcours de plusieurs personnages qui se trouvent ébranlés d’une façon ou d’une autre dans la certitude de leurs perceptions et de leur mode d’être au monde. Ils sont tous représentatifs de préoccupations brûlantes du XXIe siècle : Yvan, ingénieur à la retraite, passionné des questions environnementales, construit une maison « durable » à l’extérieur de la ville. Adrienne, sa femme, est une ethnolinguiste qui part vivre quelques semaines avec un peuple autochtone méconnu, dans le Grand Nord. Miguel, leur fils, est vendeur de voitures, avec tout ce que cela comporte de connotations et de stéréotypes : coureur de jupons éhonté, hédoniste amoral, il est esclave de ses désirs et s’enferme dans un espace utilitaire qu’il croit être un espace de liberté. Magali, sa sœur, se distingue par sa volonté de détachement qui, souvent, se traduit par la primauté de l’écran sur le monde qui l’entoure et par une tentative, parfois infructueuse, d’immunisation contre le monde.

5Si le « paysage » est d’abord, étymologiquement, relié à la « nature », à une « étendue de terre que la nature présente à l’observateur », ou à sa « figuration picturale » ou littéraire, selon les définitions du dictionnaire, force est de constater que l’association entre « paysage », « nature » et « vue » est devenue, dans l’usage, problématique : l’expression « paysage urbain » ou de « paysage sonore » nous fait voir que les concepts restés intacts dans l’évolution du mot renvoient aux notions d’un monde qui s’offre à la perception et surtout d’un rapport entre la Terre et un observateur.

6Si ce rapport reste peu problématique pour certains et continue de s’inscrire dans la lignée philosophique des Grecs et de la pensée occidentale, comme c’est le cas pour Alain Corbin (2001) ou Éric Dardel ([1952] 1990)2, d’autres abordent plus difficilement l’implicite de cette « dichotomie, […] de cette séparation entre phusis et logos, entre pensée et réel » (Gavillon, 2008 : 86), qui est justement perçue comme un « dualisme hérité du dix-huitième siècle entre la nature et la raison3 » (Ingold, 2004 : 26 ; notre traduction). La problématique s’oriente alors selon un axe qui remet en question l’affirmation selon laquelle

la nature [serait] un pur objet extérieur à l’homme (éventuellement soumis à son pouvoir), un monde humain indépendant et régi par ses propres lois, ou bien un artefact, une construction culturellement déterminée (là encore soumise à une conscience humaine ordonnatrice) (Gavillon, 2008 : 86).

7Car même si « [o]n ne peut ignorer la présence et la subjectivité de l’observateur dans le processus d’observation, […] l’objet observé n’est pas une simple projection ; lui-même émet des signes qui fondent son autonomie » (Gavillon, 2008 : 87).

8La difficulté va en s’accroissant si on considère le paradoxe contenu dans cette dichotomie : les humains font partie de la nature. Un autre mode de rapport au monde surgit donc si on tente de « résoudre ce paradoxe, [avec] un mode alternatif d’appréhension du monde par l’humain, qui découle de la prémisse de notre inscription dans le monde plutôt que de notre détachement4 » (Ingold, 2004 : 26-27 ; notre traduction). Puisque ce qui nous occupe ici, c’est la question d’un cadrage opéré sur un ou des paysages, c’est bien du positionnement du sujet par rapport à la « nature », dans un sens très large, qui nous retiendra dans le cadre de cette étude. Mais aussi et surtout, le cadrage traduit, comme une sorte de prisme ou de filtre, le mode de relation au monde : non pas la notion d’un espace vécu (affectivement, psychologiquement), mais la question du positionnement du sujet (son inscription, son détachement) et de son bagage (culturel et historique, ontologique et épistémologique) par rapport au monde, et plus largement de l’interaction entre la Terre et l’humain. Ce sont justement ces préoccupations qui sont à la base de mouvements récents et pluridisciplinaires entre la géographie, les études culturelles, l’écologie et la littérature, au nombre desquels se trouvent la géopoétique et l’écocritique. Ces approches ont en commun le souci d’un renouvellement de cette interaction entre l’homme et la Terre, mais elles le déclinent avec quelques nuances5.

9La géopoétique, qui envisage le contact entre l’esprit et la Terre selon diverses perspectives, paraît pertinente pour aborder Un vent prodigue, roman qui décline tout un éventail de possibilités liées à ce rapport. Il s’agit, en géopoétique, non seulement « d’établir avec ce "fonds" le rapport le plus sensible, le plus intelligent, le plus subtil possible » mais, « ensuite, de trouver le langage de ce rapport » (White, 2003). L’écocritique, plus militante, se définit comme un « moyen d’éveiller les consciences, de sensibiliser les lecteurs aux dangers écologiques auxquels est confronté notre monde actuel » (Bouvet, 2013 : 4), mais elle n’en est pas moins pertinente dans la mesure où elle nous propose des critères formels très utiles, particulièrement en ce qui concerne l’orientation éthique du texte et le fait d’envisager la nature comme processus. Surtout, l’écocritique considère le « processus de création littéraire [comme] un travail écologique (« ecological work ») de la langue qui viendrait compléter […] les approches scientifiques ou politiques » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 21). Ce que ces deux approches ont en commun, c’est la volonté de « replacer le lien entre l’homme et la Terre au centre de la réflexion » (Bouvet, 2013 : 1) et « d’accorder une place prépondérante à la littérature ».

10Chacun des personnages principaux dans ce roman démontre, pour reprendre les mots de Rachel Bouvet, une « perception singulière de son environnement » et se définit en grande partie par sa « manière singulière d’habiter l’espace » (Bouvet, 2013 : 14), et ce, à des degrés très variés de subtilité et d’intelligence. Yvan, le père, est préoccupé de façon obsessionnelle par les questions environnementales et par la fragilité du paysage, ce qui soulève évidemment les questions éthiques liées à l’environnement. Miguel, le fils, voit le monde à travers un prisme hédoniste, puisqu’il est un produit du capitalisme et préoccupé par les biens matériels. Magali trahit surtout son incapacité à lire les paysages, et évolue le plus facilement dans un espace urbain postindustriel ; et enfin, Adrienne, la mère, ne se définit comme sujet que dans son rapport à un environnement inhabituel et décentré, distant des modèles occidentaux, et qui ne s’en rapproche que dans la mesure où ils aspirent à la transcendance. Par ces différentes déclinaisons, mais surtout dans leurs échos et leurs contradictions, le roman Un vent prodigue propose un regard critique sur les modalités du lien entre l’homme et la Terre.

Yvan : le paysage menacé

11Si on s’en tient à un des critères de l’écocritique en vertu duquel « la responsabilité environnementale fait partie de l’orientation éthique du texte » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 19), Yvan incarnerait le champion de la cause environnementale et nous fournirait une illustration exemplaire de la difficile position contemporaine de l’humanité dans son rapport à la Terre. Mais, tout éthique qu’il soit, ce rapport en reste un de domination puisque l’espace est avant tout un espace à aménager. Il y a en effet au centre de la vie d’Yvan le « chantier de construction » de sa maison écologique et sa carrière d’ingénieur. Le regard que porte Yvan sur le monde lui impose des valeurs utilitaires et morales : le rapport de l’homme à la Terre reste encore et toujours celui d’un sujet central qui est entouré d’une Terre-objet modifiable, aménageable et perfectible.

12Dans une des premières occurrences où Yvan appréhende le paysage qui l’entoure, il est en ville et marche sur la pelouse devant la maison de sa mère :

Encore tout humectée de pluie, l’herbe se froisse sous ses bottes comme une soie lumineuse. Yvan plisse les yeux et imagine l’étendue de gazon devant lui découpée en multiples lopins de terre labourée, les quadrilatères de jardins maraîchers. Des épinards ! se dit Yvan, de l’endive et de l’escarole ! plutôt que cette maudite herbe urbaine gavée de phosphates et d’herbicides (Chaput, 2013 : 196).

13Le regard que porte Yvan sur le monde est un jugement moral qui se résout dans la substitution des pratiques d’aménagement de l’espace. L’espace y est découpé mathématiquement et géométriquement en « quadrilatères » et la perception spatiale a pour centre l’observateur-sujet – Yvan, en l’occurrence, est au cœur d’un monde-objet dont la transformation est moralement souhaitable : « [I]l a foré des puits dans le désert, a érigé des panneaux solaires et des éoliennes, a construit des aqueducs pour amener jusqu’au village l’eau de source de la montagne » (UVP : 35).

14On comprend que le rapport qu’entretient cet écologiste convaincu avec la Terre en est un de conservation : ne rien perdre. Il prend son bain dans « de l’eau puisée de la rivière » qu’il a versée dans « deux outres en plastique noire [sic] que, depuis ce matin, il a laissé chauffer au soleil » (UVP : 139). Cette obsession de la conservation s’accompagne, corollairement, de la peur de la perte ultime. Yvan, ainsi obsédé par la mort, crée une équivalence entre la mort du sujet et celle de la planète, équivalence qui a toutes les apparences d’une suite logique mais qui ne l’est pas :

Et, pour Yvan, ce n’est que le début du cauchemar. D’ici sa sortie de la ville, la vision dantesque ne fera que s’accroître. Depuis cette première scène, où il disparaît dans une flottille de cages fumantes, leurs effluves toxiques s’élevant vers les cieux, obscurcissant le soleil, étouffant la planète, jusqu’à la dernière, dans les franges sinistres des banlieues abandonnées (UVP : 51).

15Le champ lexical de l’enfer, de la punition et de la toxicité reflète bien les obsessions symboliques d’Yvan : en combattant la mort de la planète, il recherche sa propre immortalité. C’est ce qui explique son escapade extraconjugale avec une jeune étudiante et la fin tragique de cette Lolita inatteignable : Yvan est en quête d’une fontaine de jouvence. Dans le même passage, la corrélation qu’il établit se précise :

En attendant que la voie devant lui se dégage, il a le temps de se voir, chiffe insignifiante au volant de sa voiture, multiplié à des millions d’exemplaires dans toutes les villes de la Terre, tous, paralysés, figés comme un caillot dans une artère, pendant que les moteurs tournent à vide et que le carburant fuit, s’immisce dans l’atmosphère et l’asphyxie (UVP : 51).

16Au symbolisme de la maladie et du parasitisme s’ajoute celui de l’insignifiance de l’humain. S’y greffent aussi, plus tard, des visions apocalyptiques dans lesquelles coïncident la fin du monde et la fin du sujet, comme si Yvan confondait sa mort et la mort de la Terre. On passe en effet de l’un à l’autre dans une effrayante analogie entre deux paragraphes consécutifs :

C’est toujours ainsi après une visite chez sa mère. C’est de la voir si chétive, et si résolue à déjouer la mort. C’est de voir la maigreur de ses bras, sa peau chiffonnée de rides, ses dents grises, ses yeux voilés, le crâne nu, la tête de mort, sous les boucles blanches. À quoi bon se battre ? […] La glace fond, les mers montent, les forêts brûlent, les lacs s’assèchent, les villes s’engorgent, l’air empeste, l’eau se corrompt, les déchets s’accumulent, et moi, moi je composte, je recycle… (UVP : 37).

17Son imaginaire paysager est lié à la mort, à la déchéance : « Le monde est pénétré de l’odeur de leur merde. Épaisse, visqueuse, obscène. L’odeur même de la mort » (UVP : 53). Il affirme, à peine plus loin, que « l’homme du XXIe siècle a été engendré par le dépotoir » (UVP : 54). 

18Si on envisageait le positionnement d’Yvan dans une simple analyse thématique sur l’écologie, on serait a priori convaincu qu’il est un porte-drapeau exemplaire de la cause. Mais les outils théoriques de la géopoétique nous amènent à nous questionner plus précisément sur le positionnement du sujet dans le monde. Yvan, finalement, s’oppose violemment à la société capitaliste et à l’exploitation brutale de la Terre, mais il ne change pas son rapport fondamental à la nature qui l’entoure. Les mots de Michel Deguy trouvent écho dans ce positionnement du personnage :

Le ravage se déchaîne et n’arrêtera plus. La liste interminable des maux a remplacé la litanie des biens que la nature tenait en réserve. […] la phytopharmacie ou les marchés bio ne sont pas moins productifs que la production industrielle (Deguy, 2004 : 79).

19En somme, le rapport d’Yvan à la Terre reste très traditionnel : il faut la dominer, mais la dominer éthiquement, et en ce sens-là, son attitude est comparable à l’hypocrisie d’un maître qui est bon pour son esclave.

Miguel : le jardin d’Éden au service d’un hédonisme débridé

20Le texte nous donne un indice très précis de la comparaison entre Yvan et Miguel : « […] ils sont, ce père et ce fils, diamétralement opposés » (UVP : 18). Évidemment, Miguel est complètement dénué de responsabilité environnementale – une attitude éclairante sur un certain rapport au monde, que la géopoétique aide à cerner.

21Kenneth White, fondateur de l’Institut international de géopoétique, explique ainsi son approche :

Un monde, bien compris, émerge du contact entre l’esprit et la Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation d’immonde (White, 2003).

22Mais Yvan et Miguel sont aussi très similaires, parce que si l’« accumulation d’immonde » correspond bien à la condamnation qui transparaît dans la perception d’Yvan, cet écologiste convaincu écœuré par les mauvais traitements qu’on fait subir à la planète en la surexploitant, le « contact stupide et brutal » est parfaitement illustré par Miguel, complètement désengagé dans sa responsabilité environnementale. Les deux personnages sont opposés, mais se rangent tous deux à l’inverse d’un contact sensible et subtil entre l’esprit et la Terre.

23Dans le cas de Miguel, le cadrage est à ce point spectaculairement restreint que finalement, peu importe le monde : il est toujours déchiffré dans les mêmes termes, ceux de l’hédonisme et de la consommation. Dans les yeux du fils, le monde est un prétexte à la jouissance, il doit être épuré de ses dangers et de ses inconforts.

Dehors, le soleil tape fort sur le bitume du stationnement. Il gicle, aussi – et douloureusement –, sur les centaines de pare-brise alignés. Miguel en a les yeux tout barbouillés de lumière. Il chausse vite ses Ray-Ban (UVP : 15).

24Dans les descriptions spatiales qui ont trait à Miguel, le monde est restreint et asservi au plaisir sensuel. On ne voit guère que des espaces aménagés pour le plaisir (des voitures, des piscines, des appartements, des terrasses de restaurant en ville).

25Les éléments naturels doivent être discrets, jamais menaçants, servir le confort et le plaisir :

Son essai routier le conduit dans la banlieue sud de Winnipeg. Le quartier est neuf, il n’y a pas l’ombre d’un arbre à l’horizon, à part quelques ormeaux malingres attachés à des tuteurs. Ici et là, de jeunes pommetiers, une branche fleurie. Miguel baisse la vitre pour en saisir au passage le parfum fugitif (UVP : 32).

26Il est, comme son père, au centre du monde, et tous les indicateurs spatiaux convergent vers lui ; s’il est capable de se décentrer un instant, c’est pour laisser la place à un objet de désir. Cet objet est finalement tellement secondaire pour lui qu’il finit par devenir interchangeable, passant d’abord d’une femme à l’autre, d’une femme à un homme, puis d’un homme à un autre homme. Autrement dit, spatialement, Miguel est représenté comme étant au centre (et il se pense sans doute au centre du monde), mais il est perdu, il erre : il n’est dirigé que linéairement par un objet qu’il désire. « C’est plus fort que lui (tout, en fin de compte, est plus fort que Miguel) » (UVP : 15).

27Dans le monde aménagé, artificiel et factice de Miguel, l’eau, la lumière, la chaleur et la fraîcheur n’ont qu’une fonction : lui procurer des objets de jouissance, dans une expérience qui serait aux antipodes de celle décrite par Deguy comme étant une « révélation » (Deguy, 2004 : 77). Le monde de Miguel est un Éden simpliste, un Éden sans révélation.

Cet après-midi de juin, Carmen, uniquement vêtue d’un petit slip en dentelle noire, est étendue sur un coussin flottant au milieu de la piscine, et une complicité entre l’eau et la lumière emplit l’air de reflets dansants. Miguel, aveuglé par le scintillement, contemple Carmen mais voit Justine, telle qu’il l’a vue pour la première fois (UVP : 62).

28Son paysage de prédilection est épuré au point d’en être frelaté ; il aime les lieux urbains, ainsi que le confort, la sécurité. « Il respire, avale avec délectation tous les effluves toxiques qui se dégagent de l’habitacle. Ah ! se dit-il, l’odeur d’une auto neuve ! » (UVP : 15).

29Miguel revendique le superficiel et dans cette mesure, il s’oppose diamétralement à son père : il refuse en somme la dichotomie entre l’esprit intellectuel transcendant et l’ancrage corporel immanent qui se manifeste dans un rapport au monde métaphorique qu’il attribue à ses parents :

Oh oui, ils étaient raffinés, Yvan et Adrienne, et délicats, et tout ce qui relevait de la plèbe leur était insupportable. Afin de ménager leurs susceptibilités, il fallait éviter les gros mots, à la maison, les copains un peu dévoyés, la musique ou les films osés, et toute référence, aussi, à l’argent, au sexe, aux besoins corporels (UVP : 121).

30Mais pour Miguel, les apparences ne sont pas trompeuses, elles sont le réel. Lorsqu’il reproche intérieurement à son père d’appréhender le monde uniquement par l’esprit, ne dit-il pas : « Moi c’est sur ma langue que je le prends, sur ma peau et dans ma chair » (UVP : 33). Ce que Miguel met en lumière ici, par contraste avec son père, c’est son inscription dans le monde plutôt que son détachement (pour reprendre le propos d’Ingold). Miguel refuse le détachement. On aboutit à un paradoxe retors, qui paraît bien celui de notre époque, où la vision égocentrique du sujet comme maître du monde, menée à son paroxysme, conduit à un cadrage tellement étriqué que le sujet en devient esclave et sombre dans une déclinaison taxinomique et sérielle du même paradigme. Pour reprendre encore Deguy :

L’image au sens moderne, devenue médusante, c’est cette image de marque de l’humanité, portrait-robot antropométrique, partout reproduite et « vendue » jusqu’aux extra-terrestres. La prison de l’antropomorphisme se referme, avec les petits sujets de Disney sur les parois (Deguy, 2004 : 80).

31Miguel est aux antipodes de la « révélation » : au lieu de vivre « une ouverture au monde et du monde » (Deguy, 2004 : 77), il s’enferme dans « une prison antropomorphique », dans un monde tristement rétréci à sa mesure et dont les délimitations sont aussi étriquées que ses maigres et faibles désirs.

Magali : le repli souverain

32Yvan veut sauver le monde, Miguel veut jouir du monde. Magali n’a aucune préoccupation environnementaliste, et sa différence par rapport à Yvan et à Miguel se décline dans l’articulation entre le dedans et le dehors. On pourrait voir Magali comme un sujet qui tente une inversion radicale du rapport sujet-objet entre l’humain et la Terre.

33La toute première occurrence se rapportant à Magali nous renseigne sur sa façon de voir et de découper l’espace :

Elle sait, avant même qu’il ait levé le doigt, qu’il va s’installer dans la chaise en face d’elle. Il plane, là, à la limite de son champ visuel, l’air ingénu, le regard désemparé. Elle a pourtant fait de son mieux pour délimiter son territoire dans ce café bondé (UVP : 23).

34Magali est au centre, moins comme spectatrice que comme spectacle. Elle ne regarde pas le monde, le monde la regarde. L’environnement est vague, décentré, flottant, alors que le centre (le personnage) est décrit avec précision.  

35Elle est à l’aise dans un paysage urbain. Puisque sa prétention ontologique la place au centre de l’univers, mais que l’univers est seul chargé d’intentionnalité, elle se dissout dans un espace trop grand qui ne peut que la mettre face à l’évidence de sa propre insignifiance ; c’est pourquoi elle ne fonctionne que dans un paysage urbain, fermé, contrôlé :

C’était le coin de Winnipeg que Magali préférait – ces rues de l’ancienne section mercantile, avec leurs édifices en terre cuite et en granit, leurs pilastres, leurs corniches ornées et leurs fenêtres en hublot. Elle aimait les pavés inégaux de ses chaussées, ses cours intérieures, et ses pigeons, aussi, à la gorge irisée, qui, le soir, descendaient des toits en claquant des ailes. Et au pied des rues, le quai Darveau et la rivière Rouge, qui roule sa bosse grise jusqu’aux eaux immenses du lac Winnipeg. C’était là qu’elle voulait vivre, avait-elle dit à son père. Dans l’espace ouvert d’un vieil entrepôt, entre ses parois de brique, dans la clarté blanche de ses puits de lumière (UVP : 38).

36En toutes choses, elle délimite soigneusement son territoire. Là où on devrait voir un mouvement de dilatation, d’expansion, on voit un rétrécissement, une atrophie : elle se replie sur elle au lieu de s’ouvrir au monde. En contrepartie, là où on s’attendrait à un repli, un centrement sur soi, on voit une expansion. Si elle veut vivre dans un espace ouvert, c’est parce qu’il érige des barrières multiples contre le monde, et lui permet une inversion du rapport intérieur / extérieur : la vastitude de l’intérieur lui permet de recréer un espace vague, flou, dont elle est le centre.

37Son rapport à l’espace n’est pas sans rappeler qu’

[avec le postmodernisme] en place et lieu du réel, devenu inaccessible, voire non pertinent, la société […] semble vouloir donner le jour à des mondes simulacres […] autant de cybermondes ou de (re)constructions (Gavillon, 2008 : 86).

38Comme l’expérimente Magali, l’écran d’un portable tend à avoir préséance sur le monde :

L’image virtuelle prend le pas sur le réel [ce qui] peut se lire comme le signe d’une peur ou d’une grande arrogance. Le réel fait-il peur au point que l’on préfère se réfugier dans le confort de nos projections ? (Gavillon, 2008 : 86).

39Le degré extraordinaire de fermeture au monde dont elle fait preuve se décline en de très nombreuses occurrences. Son attitude de repli se lit notamment dans le rapport qu’elle a aux fenêtres, lieux de transition entre deux espaces. Dans la scène suivante, le hublot ouvre sur le monde extérieur dans un mouvement expansif que Magali rejette, alors que l’écran de son portable, fenêtre vers le monde virtuel, dessine un mouvement rétractile et centripète qui permet une fois de plus à Magali de bloquer l’extérieur au profit de l’intérieur.

De Vancouver à l’île Moresby – un survol de sept cent soixante-dix kilomètres d’un paysage d’une beauté hallucinante –, Magali n’avait remarqué ni eau, ni ciel, ni forêt. La tête tournée vers la fenêtre, elle avait eu l’air de guetter la descente vers Sandspit ; en fait, elle n’avait eu d’yeux que pour les images qu’elle avait stockées, les faisant passer et repasser sur le hublot de l’avion comme sur l’écran de son portable (UVP : 56).

40Ce passage nous renseigne aussi sur l’indifférence dont elle fait preuve face à l’espace naturel et aux merveilles du monde. Son voyage à Haida Gwaii est une corvée, une interruption mal venue dans ses activités urbaines. La grandeur et la puissance de la nature, dans tout ce qu’elle a de grandiose et de démesuré, l’effraient et la secouent d’une crainte primitive :

Elle avait suivi O’Leary sur la piste qui menait à la maison, sous les branches déployées des cèdres géants, entre les frondes des immenses fougères. C’était un paysage tiré des pages de la préhistoire, qui recelait, sans doute, des serpents et des grands lézards du jurassique, et Magali ne savait plus si les frissons qui lui parcouraient l’épine dorsale avaient été inspirés par le froid ou par la peur, également pointus, également mortels (UVP : 57-58).

41 Magali fait plus que de refuser son regard au monde : elle s’en protège, s’en préserve, surtout si ce monde peut se passer d’elle. Elle le conçoit comme une menace qui pourrait conduire à son annihilation :

Aussitôt qu’elle quitte le bateau et la grève et emprunte le sentier qui mène à la maison, une brume blanche l’entoure et elle a l’impression d’être effacée par ce nuage moite, son corps mangé par cette vapeur, dissous comme le sel dans un bouillon (UVP : 73).

42On ne sera donc pas surpris de constater que le contact au monde naturel lui est répugnant et la rend malade : « Et les émanations du sous-bois, ce marais grouillant de plantes sures et d’excroissances molles et charnues, la prennent à la gorge, lui remplissent les sinus, et ses yeux larmoient et ses narines lui démangent et elle éternue, elle renifle » (UVP : 73).

43Dans une telle perspective, le monde qui n’est pas entièrement soumis à sa vocation unique d’admirer Magali, de la placer au centre de son cadrage, doit disparaître.

Il faudrait, se dit-elle mille fois par jour, abattre tous ces arbres, putain, et laisser pénétrer un peu de lumière. Et elle sent monter en elle une grande nostalgie pour le béton, pour les flèches d’immeubles et les tours à bureaux, ces lignes droites, ces surfaces stériles, ces gris implacables (UVP : 73).

44L’opposition entre nature et urbanité reprend l’opposition décrite plus haut : Magali aime un espace ouvert dans la mesure où il peut lui servir de vaste cadre dont elle reste le centre ; si l’espace dépasse sa mesure humaine et lui fait sentir sa propre insignifiance, s’il est lui-même trop chargé de vie, de signification, d’indépendance même, par rapport à l’humanité, il doit être annihilé.

45Magali est en revanche tout à fait capable d’être à l’aise dans un paysage autre qu’urbain, en autant qu’il soit modifié dans sa perception – « Silver Harbour, sur le lac Winnipeg » est ici modulé par un tiers : « Je te jure, lui dit Alexandre, on se croirait dans les Antilles » (UVP : 112). Lorsqu’elle plonge dans le lac,

[l]’eau éclabousse, et sa peau danse, se hérisse, sous sa léchée bleue. Et le vent, chargé de l’odeur des marais, des algues et des sapins verts des îles, joue dans ses cheveux de ses doigts d’amoureux. Magali sombre en elle-même, se livre, impudente, à la débauche de tous ses sens (UVP : 202).

46Le paysage naturel ne lui semble tolérable que dans la mesure où elle peut y reproduire le rapport amoureux qu’elle a avec les hommes. Son objectif est de sombrer en elle-même, dans une autre manifestation de repli sur soi, et elle exerce sa toute-puissance selon le même paradigme : elle se sert des hommes, les jette, et dans son utilisation vise à les oblitérer. Le résultat de ce rapport au monde, c’est évidemment un cimetière (connoté positivement) : tout ce qu’on a jeté, tout ce dont on s’est servi avant de s’en débarrasser.

L’île est parsemée de reliques. Des squelettes de brochets géants, les cendres d’un feu de camp, la mue d’une couleuvre, une plume d’aigle, une autre de goéland, des éclats de mica, des cailloux de quartz, des bouteilles vides, des cannettes rouillées, des sacs en plastique (UVP : 203).

47Si Miguel consomme le monde, Magali le consume.

Adrienne : laisser le monde venir à soi

48Adrienne se distingue elle aussi par son positionnement à l’égard de ce rapport dedans-dehors et la remise en question qu’elle en propose. Ce renversement, en quelque sorte, de l’intérieur et de l’extérieur, est une notion centrale en géopoétique ; il suppose une posture active :

Le dehors constitue un principe important en géopoétique […] Entrer en contact avec le dehors implique d’adopter une démarche particulière, où l’on tente de se débarrasser des filtres qui déterminent la manière habituelle de voir les choses, de décentrer le regard, ou l’ouïe, ou le toucher, afin de laisse le monde venir à soi (Bouvet, 2013 : 15).

49Dès les toutes premières pages du roman, depuis le hublot, Adrienne non seulement voit ce qui s’offre à son regard, mais elle regarde, mobilisant ainsi sa volonté et activant ainsi une intentionnalité, le monde extérieur : « [Le pilote] a fait un virage […] pour qu’on voie le lac de l’œil de l’aigle : une coulée scintillante, une eau convulsée de lumière » (UVP : 11 ; je souligne). À noter que dès le début du roman, le regard est réciproque : Adrienne voit un lac dont le nom présuppose un regard et une agencéité.

50Le rapport d’Adrienne avec l’extérieur est toutefois déstabilisé, ce monde apparaissant si grand et si puissant :

Impossible de contempler ce lac, ce ciel, ces demi-teintes […] sans songer à la palette du peintre qui les a mélangées. Créé de toutes pièces par un démiurge, ce monde, à l’évidence, a été fait pour des dieux. […] Mais le dieu en nous a été étouffé, enseveli dans le bruit et le béton, et ce n’est que devant ces paysages d’avant l’homme qu’il est ressuscité. Et alors, les yeux dessillés, il est saisi et il comprend : c’est pour lui que le monde a été fait (UVP : 44).

51Ce langage de la révélation ou de l’épiphanie a des résonnances sacrées qu’éclaire Deguy : « [L]’expérience de la Nature […] éprouve la stupeur du paradis : le terrestre n’est plus fait pour l’homme. Il faut qu’il s’y fasse » (Deguy, 2004 : 76). C’est exactement le mouvement amorcé par Adrienne : une stupeur édénique vient remettre en question le positionnement du sujet dans son orgueil dominateur et le force à se considérer comme plus humble, plus petit, pour véritablement prendre la mesure de ce qui l’entoure ; l’homme doit s’adapter au monde et à sa splendeur, pas le contraire. On prend acte ici de toute la distance qui sépare l’Éden sans révélation de Miguel et l’expérience que fait Adrienne du monde où elle se situe.

52Dans ce qui ressemble à une sacralisation de la beauté, Adrienne s’éloigne aussi de la position d’Yvan. L’approche écocritique souligne bien que « sans l’esthétique, l’environnementalisme n’est rien de plus que de l’aménagement régional » (Neil Evernden, cité dans Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 21). La capacité à percevoir le monde dans sa splendeur esthétique et presque sacrée vient préciser le rapport entre sujet et monde tel que le conçoit Adrienne :

Avant de rentrer pour la nuit – cette nuit qui fuit, qui, dans quelques jours ne sera plus –, j’ai marché le long du lac avec, à mes pieds, une eau mauve moirée sous le ciel d’opale. Une beauté qui saisit le cœur, qui renvoie, d’un élan involontaire, à la main de maître qui l’a créée. Beauté superflue, gratuite, incompréhensible. Alors, à l’instar de tous ceux qui, avant moi, ont vécu dans son intimité, je n’ai pas cherché à comprendre. Elle est, je suis, et mon existence, par elle, est justifiée (UVP : 12-13).

53Une attitude d’ouverture est essentielle ici, et elle engage à un décentrement de soi vers le monde perçu. Comme l’affirme encore Michel Deguy :

Cependant je prends le paysage comme ce qui se découvre d’abord à la découverte : le moment édénique, quand Adam ouvre un œil […] : Terre ! […] « Ce fut une révélation » dit le langage commun de la langue. Et la révélation est à double détente. La première, c’est l’ouverture au monde et du monde – ou l’ouverture au monde du monde (Deguy, 2004 : 77).

54Pour Adrienne, « rentrer pour la nuit » pourrait représenter un ancrage, un retour, mais ce retour ne ramène pas ici à un port d’attache, et au contraire s’ouvre sur une fuite qui traduit bien le refus de se centrer sur soi. De la même façon, alors que les indicateurs spatiaux chez Miguel et chez Yvan prenaient toujours le sujet comme point de référence, nous remarquerons qu’ici, c’est le lac qui est un point de référence, Adrienne « march[ant] le long du lac » étant en position périphérique. L’exposition à la révélation suppose le relâchement de la volonté, surtout de la volonté intellectuelle : « Je n’ai pas cherché à comprendre. » Le rapport entre le sujet et le monde est fluide, souple, le sujet ayant perdu toute centralisation : la volonté est remise entre les mains du monde.

55Cette association du paysage à une position active n’est pas dénuée de sens. Dans le contexte de l’écocritique, un texte environnemental se définit en vertu de critères thématiques, dont celui selon lequel « [l]’environnement non humain est évoqué comme acteur à part entière et non seulement comme cadre de l’expérience humaine » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 19). Dans les passages du roman cadrés par Adrienne, la nature intervient justement comme personnage à part entière. Elle évolue en effet dans une tribu qui intègre les loups et estompe ainsi la dichotomie humain-animal : « On les appelle les Déné, peuple du caribou. Mais les hommes et les femmes que j’ai découverts, cette nuit-là, sont avant tout peuple du loup. […] Ils m’ont entouré, ils m’ont flairé, mais ils n’ont pas attaqué » (UVP : 45 ; je souligne). Jusque dans les stratégies textuelles, on voit que l’ambiguïté pèse sur ce que remplace le pronom « ils » cette occurrence qui exprime admirablement bien le brouillage de cette frontière entre les humains et les loups. La nature intervient également à titre de personnage dans le vent qui, envisagé comme sujet, a une volonté. Dans l’approche écocritique toujours, la création littéraire se double d’un travail écologique de la langue ou de l’écriture littéraire :

 Le texte littéraire se présenterait ainsi comme une sorte d’écosystème linguistique. […] [Comme le propose Dana Phillips :] « L’écocritique […] pourra suggérer assez modestement que la complexité du langage, et en particulier du langage poétique, est l’expression, ne serait-ce que partielle, de la complexité de la nature » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 22).

56C’est bien « d’écosystème linguistique » que se préoccupe Adrienne, puisqu’elle est ethnolinguiste. Si on remplace ici « langage » par « langues », on a toute l’aventure ethnolinguistique d’Adrienne :

Chaque langue, […], représente une nouvelle vision du monde. Et quand elle disparaît, disparaissent avec elle les idées et les intuitions d’une culture entière – sa façon d’interpréter l’univers, l’esprit humain, la foi. Sacrifier une langue, disait mon ancien professeur, c’est comme lâcher une bombe sur le Louvre. – Ou sur la forêt boréale (UVP : 79).

57Si, en effet, « [l]a littérature serait ainsi capable de donner une idée de la complexité de la nature grâce à la complexité de ses structures linguistiques, comme s’il existait une sorte d’adéquation entre l’écriture littéraire et la nature » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 22), Un vent prodigue contribue à modifier les perceptions habituelles du monde extérieur, ce roman « permet[tant] au lecteur de voir différemment et de reconnaître les normes et les valeurs qui façonnent son environnement » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 22). Adrienne évoque en effet le lien étroit entre la complexité de la nature et la complexité linguistique au fur et à mesure qu’elle avance dans son expérience avec le peuple des loups :

Leur langue que, de jour en jour, j’entends mieux, est, comme toutes les langues, une étincelle de l’intelligence, aussi divine et mystérieuse qu’une créature vivante. Elle est un écosystème entier d’idées et d’intuitions, une plaine alluviale de pensées, une forêt vierge de l’imagination (UVP : 192 ; je souligne).

58Cette réflexion pose la question de la résolution de la dichotomie implicite entre phusis et logos, entre pensée et réel, celle de ce paradoxe en tenant compte davantage de notre inscription dans le monde que de notre détachement. Si le travail d’ethnolinguiste d’Adrienne lui « permet de voir différemment », la complexité et l’innovation de son rapport au monde s’éclaire à la lecture d’un texte de Tim Ingold qui parle justement des Ojibwais vivant dans les forêts à l’est du lac Winnipeg et au nord du lac Supérieur au Canada :« [L]e concept de "nature" […] n’est pas présent dans la pensée des Ojibwas. L’expérience ne peut ainsi servir de médiation entre l’esprit et la nature, puisque les deux ne sont pas séparés a priori7 » (Ingold, 2004 : 30 ; notre traduction). Plus encore, Ingold soutient l’adéquation possible entre langue et écosystème :

Ainsi le sujet n’est pas prisonnier d’un modèle occidental standard, enfermé dans un corps et produisant ses propres conjectures sur le monde extérieur à partir des informations limitées dont il dispose. Au contraire : le sujet existe dans la mesure de son degré d’engagement avec l’environnement : il est ouvert au monde, non pas enfermé8 (Ingold, 2004 : 30 ; notre traduction). 

59Plus Adrienne avance dans son voyage, plus elle rapproche la langue et la nature :

Ici, sur la courbe septentrionale de la planète, dans la plénitude vide du ciel et de la toundra, le chant de la terre est incessant. Il habite l’être humain aussi intimement que le bruit du sang dans ses veines, que le son de sa propre voix (UVP : 219).

60Elle illustre éminemment le principe énoncé par Ingold, lequel vient véritablement résoudre le faux paradoxe entre la surface et la profondeur représenté par Miguel et Yvan :

Ainsi, un accès en profondeur à la personne, au-delà de la surface, ne se fait pas pénétrant dans son esprit et en faisant abstraction du monde extérieur. Ce qu’il y a en dessous de la surface, on le trouve dans la dissolution de la frontière qui sépare l’esprit et le monde pour, en fin de compte, arriver au point où les deux ne font plus qu’un9 (Ingold, 2004 : 31 ; notre traduction).

61Dissoudre la frontière qui sépare l’esprit et le monde, c’est bien ce que font les « aînés inuits » aux dires d’Adrienne, puisqu’ils « fusionnent mythe et paysage » (UVP : 220) ; « il faut se vider, […] se creuser comme cet arbre vide, pour mieux posséder la grâce » (UVP : 221). Les dernières lignes du roman signent cet accomplissement : « Et moi, dissoute dans cette heure blonde, je suis lumière, je suis prière, portée sur le souffle du monde » (UVP : 236).

62La géopoétique et l’écocritique sont des approches qui ont en commun le souci d’un renouvellement de la vision que nous avons de l’interaction entre l’homme et la Terre, et à ce titre, elles se sont révélées éminemment utiles à une lecture plus juste de Un vent prodigue. La géopoétique, qui présente le contact entre l’esprit et la Terre selon diverses variations, nous a permis de mieux mesurer l’entrelacs conflictuel des perceptions de chacun des personnages principaux du roman. L’écocritique, qui envisage la création littéraire comme un « travail écologique de la langue [complémentaire aux] approches scientifiques ou politiques » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 21), met en lumière la franche singularité du point de vue d’Adrienne. Dans Un vent prodigue, les corrélations profondes structurant le monde représenté s’appuient sur les rapports des personnages à l’espace. C’est sur la vision du monde, le croisement monde-sujet-texte que repose tout entière l’architecture du texte.

63Dans le sillage de la métaphore photographique ou picturale de cadrage, ce roman mobilise essentiellement quatre cadrages contemporains qui seraient l’aboutissement ou le paroxysme de notre héritage : héritage moral, héritage capitaliste, héritage intellectuel et héritage spirituel. Yvan, dans sa ferveur à sauver le monde, se place encore comme sujet dominateur, ne serait-ce que parce qu’il s’arroge le pouvoir de sauver le monde ; il maintient la dichotomie occidentale qui sépare artificiellement l’esprit, l’intellect, et la nature. Il partage cette vision dominatrice et dichotomique avec son fils Miguel, pour qui le sujet prime également sur un monde objectivé, mais cette fois dans un rapport de jouissance. Pour Yvan, le rapport au monde serait « ne rien perdre », alors que pour Miguel, ce serait « tout prendre ». Protéger et exploiter sont inverses, mais s’inscrivent en revanche sur le même axe.

64Contrairement à cette vision profondément centrée sur le sujet, Magali et Adrienne opèrent toutes les deux un décentrement radical du sujet face au monde. Magali peut sans doute être interprétée comme l’héritage d’une pensée postmoderniste et déconstructionniste dans laquelle la dichotomie sujet-objet a éclaté, et où le monde observe le sujet, mais où celui-ci maintient toujours une position extrêmement arrogante et autocentrée.

65Adrienne se définit en parfait contraste de Magali : la première marque une ouverture là où triomphe la fermeture érigée en principe chez la seconde. Mais elle offre également des contrepoints intéressants aux autres personnages : là où Yvan ne veut rien perdre, Adrienne veut tout donner et tout recevoir dans un monde où les deux sont synonymes. Là où Miguel vit dans un Éden sans révélation, Adrienne vit l’Éden avec la révélation, où l’homme, au lieu de s’aliéner, doit se façonner à la mesure de la merveille qui l’entoure. Yvan veut sauver le monde, Miguel veut jouir du monde, Magali veut se mettre à l’abri du monde et Adrienne est au monde.

66 Un vent prodigue nous propose une vision critique de nos rapports contemporains au monde. La question soulevée par le personnage d’Adrienne serait celle de la nature, de son héritage (ambigu) à elle. Soit l’héritage spirituel qu’elle catalyse est en complète contradiction avec les autres valeurs et nous offre une porte de sortie, soit Adrienne n’est l’héritière de rien, d’autant plus qu’elle peut difficilement se réclamer d’un héritage autochtone qu’elle ne maîtrise pas et auquel elle ne s’identifie pas. Dans cette hésitation cependant, son mode de relation au monde est innovant par son décentrement, en ce qu’il résout efficacement le paradoxe qui pose un sujet et un objet lorsque le sujet est inscrit dans l’objet. Simone Chaput reprend, à sa manière, un paradigme récurrent de la littérature franco-manitobaine, celui de la recherche mythique du lieu des origines infiltrée d’une coupable mais espérée filiation avec la spiritualité autochtone.

Notes

1  Voir à cet égard Harvey (1994).

2  Éric Dardel écrit d’ailleurs qu’« il est difficile d’imaginer à notre époque une autre relation de l’homme avec la Terre que celle de la connaissance objective proposée par la géographie scientifique. Cette volonté de promouvoir un ordre spatial et visuel du monde répond à la tendance générale de la pensée occidentale dans les temps modernes » (Dardel, [1952] 1990 : 125).

3  « [T]he eighteenth century dualism between reason and nature has come down to us more or less intact. »

4 « To resolve this paradox, we need to find an alternative mode of human understanding that starts from the premise of our engagement with the world, rather than our detachment from it. »

5  « La géopoétique, la géocritique et l’écocritique ont été fondées, à quelques années d’intervalle, entre la fin des années 80 et le début des années 2000, en France pour les deux premières et aux États-Unis pour la troisième. Elles ont toutes trois en commun le fait de vouloir replacer le lien entre l’homme et la Terre au centre de la réflexion » (Bouvet, 2013 : 1).

6  Désormais, les renvois à Un vent prodigue seront signalés par la mention UVP, suivie du numéro de la page.

7 « The concept of the "natural", Hallowall tells us "is not present in Ojibwa Thought". Experience, therefore, cannot mediate between mind and nature, since these are not separated in the first place. »

8 « The self, in this view, is not the captive subject of the standard Western model, enclosed within the confines of a body, entertaining its own conjectures about what the outside world might be like on the basis of the limited information available to it. On the contrary […] the self exists in its ongoing engagement with the environment : it is open to the world, not closed in. »

9 « To penetrate beneath the surface of the person is not, then, to go inside into the mind rather than outside into the world. It is, rather, to dissolve the very boundary that separates mind from world, and ultimately to reach a level where they are one and the same. »

Bibliographie

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BOUVET, Rachel (2013), « Géopoétique, géocritique, écocritique : points communs et divergences », dans Centre d’étude et de recherche sur imaginaire, écritures et cultures, [en ligne]. URL : http://ceriec.univ-angers.fr/_attachments/communications-article/confe%25CC%2581rence%2520Rachel%2520Bouvet%25201.pdf?download=true [Site consulté le 2 janvier 2015].

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Notice biobibliographique

Anne Sechin est professeure de traduction à l’Université de Saint-Boniface depuis 2005. Elle s’intéresse à la littérature franco-manitobaine, ayant notamment publié des articles sur Gabrielle Roy et sur Simone Chaput.

Pour citer cet article :

Anne Sechin (2015), « Lectures de l’espace dans Un vent prodigue de Simone Chaput », dans temps zéro, nº 10 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document1379 [Site consulté le 26 November 2023].

Résumé

Le dernier roman de Simone Chaput, Un vent prodigue, nous présente l’entrelacs conflictuel de cadrages contemporains effectué par les quatre personnages sur les paysages, et illustre ainsi la problématique très actuelle du difficile positionnement du sujet par rapport à la « nature » dans un sens très large. Ce cadrage traduit, comme une sorte de prisme ou de filtre, le mode de relation au monde : le positionnement du sujet (son inscription, son détachement), son bagage (culturel et historique, ontologique et épistémologique) par rapport au monde, et plus largement l’interaction entre la Terre et l’humain.

The four main characters in Simone Chaput’s latest novel, Un vent prodigue, are, each in their own way, centering the landscapes that surround them. Each one embodies a specific mode of being in relation with the world, thus illustrating the difficult matter of how the subject ought to position itself towards “nature”. Their focus reveals this mode of being, whether the subject choses to be part of the world or outside of it, which also reveals their cultural, historical, ontological and epistemological values and, in a broader sense, questions the modes of interaction between humans and the Earth.

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ISSN 1913-5963