Daniel Laforest
La banlieue dans l’imaginaire québécois
Problèmes originels et avenir critique
C’est au moment où il nous apparaît que le monde devient ville, que précisément la ville cesse d’être un monde.
Marcel Hénaff, La ville qui vient (2008 : 11)
1Le Québec moderne n’a jamais réellement habité la ville. À moins qu’il n’ait jamais habité la ville réelle. Quoi qu’il en soit, cela ne l’a pas empêché de parler de l’urbain plus que de tout autre espace. Supposer ainsi une réalité urbaine qui se dérobe est une façon de rappeler que la ville dans la culture québécoise est le résultat d’un ensemble de discours. Par conséquent, il s’agit d’un ensemble limité. Limites conceptuelles d’une ville circonscrite à partir de champs de savoirs hétérogènes ; limites pragmatiques d’une ville élaborée en fonction de questions spécifiques, opportunes ; et surtout limites épistémologiques d’une ville ayant été pensée et repensée en vertu de ce que pouvaient ou désiraient les époques successives de l’histoire québécoise récente. L’historicité de la notion de ville est nécessaire pour garder à l’esprit combien celle-ci est appelée à changer dans l’avenir1. Mais il est sans doute plus utile encore de voir que cette même historicité est composée d’une série de présents irrésolus. Des signes sans texte, des amorces de récits, des lieux sans connexions éparpillés dans le passé nous disent que la ville québécoise n’est historique que selon un ensemble limité de critères, et habitable en vertu d’une aire spatiale restreinte2. Cela acquiert une urgence toute contemporaine quand ce sont ces parcelles dédaignées du passé urbain qui deviennent soudain des acteurs de premier plan dans l’actualité. Leur nature réelle – celle de présents inaboutis dans l’histoire, mais amplifiés et étalés dans l’espace – ne peut plus dès lors être ignorée.
2Depuis quatre décennies que le fondement démocratique de la culture québécoise continue d’avoir parmi ses modèles privilégiés la réunion de ce qu’on appellera le sujet littéraire (le sujet du récit singulier) avec le cosmopolitisme et avec la ville. On suppose ici que ce nœud, avec les choix et les omissions qu’il implique, avec les obstacles ou les démentis qu’il rencontre dans le cours des affaires publiques, est à vrai dire fort restreint. Non pas que ce soit là un modèle erroné. Il s’agit plutôt d’un modèle qui a aujourd’hui besoin d’une réévaluation à la mesure de ce qu’il ne dit pas ni ne montre. C’est pourquoi on s’interroge. Quelles dimensions de l’expérience urbaine ont été passées sous silence en raison de l’accent porté, ces dernières années, sur le conceptuel, et pourquoi ? Le réexamen de ces dimensions peut-il dégager des modèles renouvelés d’analyse pour la représentation littéraire des villes au Québec ?
3Nous verrons que le modèle consensuel de la ville littéraire au Québec – celui qui alimente nos lectures et commande l’aménagement que l’on fait de leur héritage – a passé sous silence le temps problématique lié à l’étalement urbain depuis l’après-guerre, c’est-à-dire à la banlieue comme forme dont la dimension historique reste dénigrée dans l’imaginaire. Mais s’il est vrai que les banlieues demeurent les espaces urbains les plus dépourvus d’un imaginaire propre au Québec, leur réexamen n’en est pas moins à même de nous faire découvrir des absences plus profondes. Nous montrerons ainsi, à travers l’exemple historique de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières et celui, contemporain, du Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis, que deux concepts importants méritent d’être restaurés dans la modernité urbaine québécoise comme dans les récits littéraires qui en héritent aujourd’hui. Ces deux concepts sont l’urbanisation et la vie ordinaire. L’urbanisation, c’est-à-dire les durées concurrentes produites par le développement de l’environnement matériel et territorial de la ville. Et la vie ordinaire en tant que monde des objets usuels avec les affects qui s’y rattachent et leur influence sur le sujet littéraire.
Le consensus de la ville littéraire au Québec
4Les liens entre littérature et ville au Québec ont été pensés jusqu’ici selon le modèle du foyer organisant chaque chose dans son axe. L’idée d’une enceinte urbaine a été maintenue grâce à la préconception d’une intériorité et d’une extériorité franches caractérisant la ville. Mais il est important d’ajouter que ces deux dimensions ne se cantonnent plus désormais sous la forme de la vieille opposition entre les campagnes et les cités. Elles sont devenues parties prenantes d’un modèle d’inclusion et de distanciation, de centre et de périphérie, susceptible de départager tous types d’habitabilité en vertu de leur distance avec le(s) foyer(s) producteur(s) des archétypes et des canons de l’urbanité. C’est là le tournant critique d’inspiration marxiste inauguré par Henri Lefebvre ([1974] 2000), reconduit par Neil Smith (1984), puis amplifié par Edward Soja (1989) ou encore David Harvey (2002) : la modernité (comme force – et forme – de production) est inégalement répartie sur les territoires qu’elle définit pourtant. Tournant critique d’une influence considérable dans le monde anglo-saxon, mais dont l’impact a été minime dans la critique culturelle québécoise, qui a dû plutôt négocier avec la prédominance de la conscience nationale sur la production territoriale. Or le surgissement récent d’un intérêt pour la ville régionale dans la littérature québécoise par exemple (Langevin, 2010 ; Lefebvre, 2012), ou encore pour la difficulté de représenter la ville de Québec en dehors de sa monumentalité (Boivin, 1993 ; Laforest, 2009) en témoigne : le schéma dominant de l’urbanité québécoise, pour demeurer opératoire, a dû maintenir dans l’inintelligibilité des réalités qui sont depuis devenues incontournables sur le territoire de la modernité culturelle. Les modèles marxistes globalisants de la spatialité n'ont pas suffi à l’examen d’une réalité comme celle du Québec, dont l’évolution est à ce point tributaire du rapport entre récit national et habitation culturelle du territoire qu’il convient de chercher un outillage critique supplémentaire et mieux adapté.
5Je parle ici d’un schéma dominant de l’urbain au Québec. Mais cela n’empêche pas une diversité de surface. Avec la ville dans la littérature québécoise, on peut tracer toutes sortes de lignes de lecture fort différentes, suivant lesquelles on fait comme des sauts de puce dans le temps, et à travers les œuvres. Par exemple, partant des Trente arpents de Ringuet ([1938] 2001), on rejoint la pente douce de Roger Lemelin ([1944] 2009), le Saint-Henri de Gabrielle Roy ([1945] 1993), et plus tard le Plateau Mont-Royal de Michel Tremblay (1968 ; [1978-1997] 2012), de Yves Beauchemin ([1981] 2007) ou encore de Normand de Bellefeuille (1989, 2010). Ce parcours trace une petite épopée humaniste des rapports changeants entre la morale, les aspirations singulières, les contraintes sociales et l’agitation urbaine dans la modernité québécoise. Mais on peut aussi choisir de prendre comme point de départ Le débutant d’Arsène Bessette ([1914] 1996) et de là rejoindre Les demi-civilisés de Jean-Charles Harvey ([1934] 1993), pour enfin aboutir avec Alexandre Chenevert de Gabrielle Roy ([1954] 1995), ou plus tard avec les personnages des nouvelles de Monique Proulx (1997), dans les années 1990. C’est une histoire déjà moins connue qui se profile : celle du destin sans grâce du sujet libéral francophone chez qui le désir un peu confus d’une cité, d’une communauté citoyenne est accablé par le dérisoire du quotidien urbain. Finalement, on peut considérer le livre essentiel d’Alain Médam, Montréal interdite ([1978] 2004), avec le tout aussi essentiel La Québécoite de Régine Robin (1983), puis faire son chemin jusqu’au Bonheur à la queue glissante d’Abla Farhoud ([1998] 2004), à l’autofiction D’ailleurs de Verena Stefan (2008), à La brûlerie d’Émile Ollivier (2004), ou encore jusqu’au succès retentissant de Ru de Kim Thuy (2009). C’est alors la ville d’accueil comme dispositif créateur qui nous apparaît ; celle qui contraint l’exilé à l’élaboration d’un langage à la mesure de son étonnement, de son trouble, de sa frénésie, de sa mélancolie, ou de ses errances quotidiennes. C’est au demeurant cette ville conceptuelle que nous connaissons le mieux aujourd’hui3. Elle est animée par des forces centripètes et hybrides, elle est inspirée à parts égales de Pierre Sansot et de Michel de Certeau, et elle a acquis sa forme théorique au Québec dans les travaux essentiels de Pierre Nepveu, Gilles Marcotte, Pierre Popovic, Benoît Melançon, ou encore d’Alan Blum et Will Straw du côté anglophone.
6Ce ne sont là que des exemples. Il y en a beaucoup d’autres. Toutefois, une chose demeure inchangée dans ce panorama. Dans chacun des récits mentionnés plus haut, il y a le franchissement d’un seuil à partir duquel les choses s’accélèrent. Les motifs auparavant esquissés s’intensifient en même temps que l’ambiguïté romanesque s’accroît. Le monde devient plus dense, plus social, ou plus politique. Ce qu’il nous faut voir, c’est que ce seuil n’est pas produit par les récits. Il est plutôt issu de notre héritage de lectures. Patrick Coleman a été le premier à le soulever. Il existe un « consensus sociocritique » (Coleman, 2005 : 99) dont l’effet a été de soumettre tous ces discours à l’influence considérable d’un trope au demeurant bien connu, le mythe de l’arrivée en ville. L’arrivée en ville, c’est-à-dire le sous-entendu d’un passage brusque, sans transition, entre l’urbanité et son extérieur. Un passage dont la première conséquence est d’avoir disposé en chien de faïence deux lieux à vrai dire très flous, la ville et son extériorité, en faisant en sorte que le second soit fatalement défini par les critères émanant du premier ; et dont la seconde conséquence est d’entériner l’autre trope, plus ancien celui-là, plus complexe, surgi autour d’Expo 67, qui conjugue la conquête de la ville dans l’imaginaire avec celle d’une québécitude ouverte sur l’universel dans la réalité civile (Hurley, 2011). En littérature, ce trope est devenu une association entre la polysémie du texte et le kaléidoscope social de l’urbanité, qui a culminé avec les travaux du groupe Montréal imaginaire (Nepveu et Marcotte, 1992 ; Melançon et Popovic, 1994). Mais on en retrouve les manifestations initiales une décennie auparavant, au début des années 1980. L’une des toutes premières études à ce sujet, réalisée par Jean-François Chassay, se situe sans équivoque du côté de l’histoire littéraire :
L’écrivain est […] peu à peu passé du pays, thème qui a marqué l’écriture pendant les années 1960-1975 environ, au paysage, et particulièrement à celui de la ville. Ce paysage est ouvert sur le monde : le texte urbain propose une écriture riche et diversifiée, au faîte de la culture contemporaine et universelle (1984 : 1).
7L’influence de la sémiologie est également déterminante, par exemple dans cette étude de Guildo Rousseau et Lucie Grenier-Normand : « [L]a ville est aussi un langage, un espace figurant et figuré […]. Elle est, pour ainsi dire, un champ sémantique, un complexe d’images, mieux encore, un texte social » (1981 : 97). Somme toute, l’arrivée en ville comme outil analytique a permis de complexifier à loisir les dynamiques de ce qui est urbain et de ce qui ne l’est pas, mais seulement dans la mesure où l’on s’est au préalable doté d’une foi de charbonnier quant à la netteté de ce qui sépare ces deux catégories.
8Le problème est qu’une telle netteté ne possède aucun fondement véritable dans l’après-guerre au Québec. En réalité, la frontière nette entre urbain et non urbain est le fruit d’une conception ancienne et formaliste de la ville, basée sur la présence concrète de murs d’enceinte dans certains cas, et plus généralement sur une économie de marché préindustrielle qui reposait sur le mouvement centripète des ressources et des valeurs, à partir de l’extérieur vers le centre (Hénaff, 2008 : 52-79 ; Mongin, 2005 : 153). Notons qu’à même cette conception déjà, la distribution des aires d’habitabilité et d’appartenance urbaines constituait un problème à part entière, appelant des tentatives de solution diverses et fortement politiques qui ne se limitaient en rien à la délimitation classique des zones urbaines et rurales (Foucault, 2004 : 341-366).
Le consensus de la banlieue au Québec
9Le récit québécois emblématique de l’arrivée en ville ne correspond donc pas aux aires urbanisées réelles de la province. Il nous faut découvrir d’autres points d’arrimage dans le passé culturel, et ce, en particulier pour les banlieues résidentielles qui nous occupent ici. Pourtant, s’il n’était question que de la banlieue comme thème, ou comme figure, nous aurions sans doute terminé avant même d’avoir commencé. Parce qu’il n’y aurait là que la reconduction d’une évidence. La banlieue est tout à fait présente au Québec. Seulement, le consensus dont elle fait l’objet dans la critique littéraire est remarquable ; il est d’une constance sans faille. C’est un consensus qui renverse le principe du roman réaliste voulant que plus on accumule de connaissances documentaires sur un lieu donné, plus on est en mesure d’en offrir une représentation riche et d’y projeter son imaginaire. La banlieue au Québec, on croit la connaître absolument, mais on n’a à peu près rien à dire sur elle. Il y a toutes sortes de façons d’expliquer cela. La plus simple est de reconnaître qu’elle constitue un lieu marginalisé parce que perçue comme anhistorique. Non pas anhistorique à l’échelle urbaine, mais à l’échelle du territoire imaginaire québécois dans son ensemble. Et non pas marginalisé en superficie, ni bien sûr en démographie, mais plutôt du point de vue culturel. Les rares articles ayant effleuré le sujet n’en dérogent pas : il n’y aurait qu’un mode de vie périurbain, et celui-ci serait aliéné : « [L]a banlieue confine les individus dans la solitude, en les condamnant à une recherche éperdue du bonheur par l’accumulation désespérée et insensée de biens matériels » (Horvath, 2006 : 27). Pareillement, il n’y aurait qu’un régime de représentation de la banlieue, et il serait déceptif, fallacieux : « [La banlieue] est un monde idéal, non pas tant parce qu’elle reflète les Idées platoniciennes, mais selon l’Idéal véhiculé par la publicité » (Mottet, 2006 : 70). Trop américaine dans les formes, trop restrictive dans son potentiel créatif, trop fonctionnelle dans son habitabilité, trop univoque dans sa teneur politique : la banlieue serait un lieu qui, par sa nature même, menace la bonne santé des structures narratives que l’on voudrait voir imprégner la civilité québécoise (Laforest, 2010 ; Nareau, 2011). Les exemples abondent dans la littérature contemporaine. Le narrateur d’Alain Beaulieu, dans Fou-bar, parle des « endormis de notre classe moyenne, particulièrement ceux qui ont adopté le modèle de banlieue, [qui le] désolent et [lui] font presque pitié » (1997 : 63). La narratrice de L’œil de Marquise de Monique LaRue parle « des sages banlieues » où règne « la commune mesure » (2009 : 309). Celle de Martine Delvaux dans Rose amer ne trouve « rien pour [elle], au cœur des maisons en rangées » (2009 : 118). Catherine Mavrikakis, dans ses textes d’opinion dans L’éternité en accéléré, parle d’un « tout petit monde, replié sur lui-même. » (Mavrikakis, 2010 : 52) Pour les uns, tout dans la banlieue n’est que récurrence et réplication du même, sans mouvement vers l’avant : la mort présente en chacun des points d’un cercle plutôt qu’à l’extrémité logique d’une ligne. Pour les autres, la banlieue a une histoire, mais celle-ci serait exclusivement états-unienne. Autant dire qu’elle n’en a pas, tant il est vrai que l’inscription du capital sur le sol, avec la spéculation qui l’accompagne, n’a pas à s’embarrasser de synchronie ou de diachronie. Et encore moins de mémoire. Ce ne sont toujours là, après tout, que des échanges, des mouvements effrénés, précis, obsessionnels, avec, à la clé, des fluctuations de valeurs en comparaison desquelles la complexité infinie d’un destin humain semble dérisoire et presque comique.
10Mais voilà que surgit un problème. Ce que je viens de décrire peut aussi s’appliquer à l’un des plus grands romans du territoire dans le Québec moderne : L’apprentissage de Duddy Kravitz. La leçon de Mordecai Richler y est cinglante. Les modèles de son héros sont les « spéculateurs qui achetaient des fermes à vil prix, les lotissaient et mettaient ces terrains en vente, deux mois plus tard » ([1959] 2006 : 181). Ce roman paraît dans le Québec de 1959, et l’élan du développement périurbain s’y confond avec celui de son personnage central. La spéculation est une comédie humaine. L’individualisme est une forme de rapport à l’autre et de définition de soi. Et l’espace québécois, à ce titre, est brutalement nord-américain. On le voit très vite, il n’y a pas d’incompatibilité foncière ; rien parmi les éléments qui constituent l’urbanisation périurbaine n’est étranger à la littérature. Et pourtant, la banlieue est demeurée jusqu’à aujourd’hui une figure absente ou caricaturale dans le panorama des lettres québécoises, voire dans l’ensemble des imaginaires culturels qui caractérisent la province. La raison de cette absence est qu’on s’en est tenu, justement, à la figure simple, métonymique, superficielle et sans historicité dont j’ai parlé plus haut. Comment donc faire une généalogie, voire une archéologie du périurbain dans la pensée littéraire québécoise ?
Nègres blancs d’Amérique et l’origine de l’imaginaire suburbain au Québec
11Citons à comparaître un roman récent : Sur la 132 de Gabriel Anctil. C’est un livre qui souhaite ouvertement réévaluer l’image contemporaine des campagnes québécoises. Un personnage ultra montréalais y découvre Trois-Pistoles et le village voisin de Saint-Simon. Sa confusion se mue bientôt en une affection véritable, puis en un rééquilibrage complet des valeurs et des points d’ancrage territoriaux. Dans sa petite maison louée se trouve une bibliothèque avec un livre qui agira comme le catalyseur de son épiphanie. Ce livre, c’est Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, écrit en 1966 et publié en 1968. « Tout y est tripes et passion et je suis renversé par sa fureur et ses appels au sang, mais aussi par son amour du pays pour qui il est prêt à tout abandonner » (Anctil, 2012 : 265). Il y a là un paradoxe qui en dit long sur l’imaginaire des lieux dans le Québec contemporain. Un Québécois dégoûté par la métropole réapprend à aimer la campagne en lisant le premier livre fondamental sur la banlieue. Parce qu’il s’agit bien de cela, avec l’ouvrage de Vallières : ce livre est un témoignage littéraire sur le plus substantiel épisode de développement périurbain au Québec. C’est lui que l’on retient ici plutôt que ceux de Jacques Ferron, Cotnoir et L’amélanchier en tête, qui pourtant ont décrit à quelques années près la même aire en développement sur la rive sud de Montréal. La raison en est que Vallières, à la différence de Ferron, évalue comme un scandale sans équivoque l’essor de l’espace banlieusard, et que ce scandale est révélateur.
12 Nègres blancs d’Amérique est l’autobiographie intellectuelle d’un révolutionnaire, mais c’est une autobiographie intellectuelle qui trouve son mouvement historique interne – la matrice pour son récit de vie – en modelant sa narration sur deux autres mouvements empruntés à la réalité matérielle. Le premier de ces mouvements est le matérialisme dialectique, c’est-à-dire les affrontements de la gauche et de la droite politiques, dont les résolutions successives sont à même de poser les jalons dans la grande marche historique du prolétariat canadien-français vers l’établissement d’une société juste. Le second de ces mouvements est l’urbanisation. Plus précisément, pour Vallières, il s’agit de la création du parc domiciliaire Longueuil-Annexe dans le nouveau développement de Ville Jacques-Cartier sur la rive sud de Montréal entre 1947 et 1969, endroit où sa famille déménage alors qu’il n’a que sept ans. Or il se trouve que ces deux mouvements sont incompatibles, voire antagonistes ; c’est la grande tragédie dans la vie de Vallières, celle qui occupe le cœur de son récit et qui lui donne sa structure. Le premier mouvement est net, héroïque, historique. Le travail francophone est exploité par le capital. Il faut dénoncer cela, organiser toutes ses facultés en ce sens. Mais le second mouvement n’a pas cette simplicité aussi éclatante que scandaleuse. Le déménagement accompli par la famille ouvrière de Vallières est le contraire de l’arrivée en ville. C’est un exil vers la périphérie. Qui plus est, c’est un exil accompli au nom d’une vie meilleure : « En revenant de Longueuil-Annexe, mon père ne songeait ni à Dieu ni aux politiciens. Il rêvait de la maison qu’il construirait par-dessus cette cambuse qu’il avait décidé d’acheter » (Vallières, [1968] 1994 : 1734). Le prix à payer pour l’écrivain est élevé, il devra rompre avec ce père qui épouse naïvement le néocolonialisme économique de l’immobilier à crédit. Mais il y a pire : ce nouveau territoire dans lequel il a été jeté ne présente aucune aspérité ni aucun repère. L’élan du devenir individuel n’y trouve pas d’appui. Le fils est orphelin moins de famille que d’espace. « En fin de compte, rien n’arrivait dans cette ville. […] La ville se faisait et se défaisait trop rapidement » ; « Ville Jacques-Cartier n’était encore qu’un grand chantier » (NBA : 207, 234). On peut voir ici combien le devenir politique du sujet de l’autobiographie, et partant le devenir politique de la narration même, sont entrelacés avec une vision toute particulière de la production historique du territoire national. Vallières a été habitué à retracer les raisons de sa colère dans une injustice tracée à même le sol. Les campagnes justifient l’exil en ville parce qu’elles sont miséreuses. Les villes exploitent le travail, mais on peut y former des communautés de résistance, jusque dans les usines, jusque dans les ghettos. Et si l’arrivée en ville est vécue comme un choc, c’est uniquement parce que l’injustice, toujours, lui ouvre la voie. Que l’on parvienne à vaincre cette injustice, et une réconciliation sera possible non seulement pour les inégalités sociales, mais aussi pour le territoire lui-même5. Entre le dehors et le dedans urbains subsiste ainsi pour Vallières la possibilité de racheter l’échec pionnier de la Nouvelle-France. Subsiste la possibilité d’accomplir la réunion, dans l’âme de chacun, de paysages humains qui n’auraient pas dû être opposés, et qui ne l’ont été que par l’expropriation, puis par l’exploitation. Toute cette logique fonctionne sans faille. Mais dès que Vallières traverse le pont pour s’établir dans la petite maison de Ville Jacques-Cartier, les cartes se brouillent. La ville nouvelle en construction suscite un sentiment sans précédent chez le révolutionnaire : la perplexité.
13C’est la relation dialectique qui s’effondre avec l’irruption de ce troisième terme sans équivalent connu. Bien entendu, la misère est encore partout, et la colère ne dérougit pas. Mais l’expérience du lieu est inédite, et la grammaire qui voudrait la décrire s’avère carencée. L’idéal de Vallières l’empêche de voir autre chose dans la banlieue qu’une forme de domination illégitime et sans assises propres qui, comme l’a écrit Marc Augé à propos du « non-lieu du pouvoir », chercherait à la fois à « penser et situer l’universel, annuler et fonder le local, affirmer et récuser l’origine » (1992 : 141). Cet espace, Vallières voudrait l’investir pour son compte en refaçonnant du symbolique, en retraçant des frontières légitimes, en arrêtant le cours fluide de l’urbanisation afin d’y fixer les appartenances, d’y discerner les allégeances et les factions. Mais en vain. Tout coule. Tout bouge. Un certain rêve communautaire et national se mue alors en crise de la conscience et en crise de la destinée, car l’esprit qui l’a conçu ne parvient plus à habiter les représentations qu’il se faisait du monde. Le héraut de la marche sociale entre les campagnes et la cité est saisi d’incrédulité devant les flux accélérés de l’urbanisation. Si l’on garde à l’esprit que Nègres blancs d’Amérique est une autobiographie avant d’être un pamphlet politique, on obtient là le pendant enragé des romans de Jacques Ferron, celui qui, avec ces derniers, marque l’apparition littéraire de la forme périurbaine dans la culture québécoise.
La vie ordinaire et les affects suburbains
14Cela dit, l’affaire, en dépit de sa littérarité, semble demeurer fermement attachée au sujet politique. Individuel ou collectif, ce dernier prédomine toujours sur la teneur imaginaire du texte de Vallières. Toutefois, il est un autre aspect essentiel qui demande à être examiné. Dans les recoins du récit où l’expropriation ne prolonge pas son empire, on découvre les manifestations d’une expérience intime qui cherche encore son expression adéquate. Combien de fois, dans les lettres d’une culture donnée, un écrivain est-il témoin de l’édification intégrale d’un lieu urbain ? Combien de fois peut-il observer à nu les infrastructures d’un lieu dont il faudra bien, plus tard, pour le meilleur ou pour le pire, inventer la représentation en littérature ? D’un roman à l’autre ne se transmet pas seulement ce que Jean-Paul Sartre appelait naguère le besoin de « dévoiler le monde et le proposer comme tâche à la générosité du lecteur » (1948 : 67). La question se pose aussi de la durée du monde physique qui enveloppe cette transmission et influe sur les conditions dans lesquelles elle peut avoir lieu. Matériaux transformés ou non, terre, végétaux, métaux, chantiers et édifices, énergies harnachées puis mises en œuvre, sur quoi influent à leur tour des climats naturels, des atmosphères. Les infrastructures du monde physique prennent place dans la mémoire littéraire avec les régimes de temporalité, les processus de composition et de décomposition qui leur sont propres. L’écrivain qui se confronte à l’urbanisation se confronte nécessairement à cela.
15C’est dans les moments les plus proches du réel autobiographique que l’écriture de Vallières devient envahie par la matérialité nouvelle de l’environnement. Ses parcours enfantins prennent place sur « des chemins improvisés […] tracés entre les maisons, les tas de terre, les tranchées, les tuyaux d’égout, la dynamite, les pelles mécaniques » (NBA : 199). Son entrée au collège se fait dans un bâtiment encore en construction, envahi par « l’épaisse fumée blanche » (NBA : 218) des plâtriers. Ces événements sont loin d’être négligeables dans la mise en forme du lieu littéraire. Le monde matériel, partout alentour, est retourné comme un gant. Il acquiert un surcroît de visibilité, en même temps que les choses qui le composent révèlent leur nature transitoire. Pour un bref moment, ce n’est plus le destin du peuple en marche qui constitue l’articulation entre le passé et l’avenir. Ce sont les remblais des routes, les nuages de plâtre, les arbres tout juste plantés, le plastique alors inédit des fenêtres et des portes usinées.
16Ces choses sont maintenues ensemble et comme amplifiées par l’impression qu’un génie suspect travaille là à l’élaboration d’un espace encore étranger : celui où l’imagination rencontrera de plein fouet la vie ordinaire. Je parle du concept que plusieurs penseurs, surtout américains, ont restauré dans le sillage d’un supposé tournant affectif (affective turn) en théorie critique (Clough et Halley, 2007 ; Thompson et Hoggett, 2012). Cette rencontre est importante, et en quelque sorte fondatrice. En elle, c’est la souveraineté de l’individu et par extension du personnage comme agent qui se trouve en partie neutralisée. Kathleen Stewart a lié expressément ce bouleversement de l’agentivité et surtout de la volonté au monde des choses matérielles : « All agency is frustrated and unstable and attracted to the potential in things. It’s not really about willpower but rather something much more complicated and much more rooted in things » (2007 : 86). Dans la littérature québécoise ayant précédé le récit de Vallières, le personnage qui a été le plus fameusement confronté à la vie ordinaire en est mort. Il s’agit d’Alexandre Chenevert. Toutefois, celui-ci vivait dans le cœur de la métropole, et jusque dans son sommeil il n’arrivait pas à se départir du sentiment que l’ordinaire était une faille, un déficit ontologique. Qui plus est, le petit commis de Gabrielle Roy évoluait encore dans un univers d’institutions et de symboles : la banque, l’hôpital, la rue commerçante, le chalet à la campagne. Chez Vallières, on aborde la vie ordinaire autrement. Elle devient un ensemble spécifique de relations entre les objets, les lieux et le temps ; un ensemble composé de très peu de points fixes ou de lieux définitifs. On la comparerait plus efficacement à un circuit dont parle encore Stewart : « The ordinary is a circuit […][;] it flows through clichés of the self, agency, home, a life » (2007 : 12). Si l’on peut définir le réalisme romanesque comme le tumulte de l’intériorité du sujet entrelacé au tumulte social grâce à une visée documentaire dans la mise en forme des lieux du récit, alors la banlieue de Vallières ne peut pas se résumer à un secteur de plus dans le grand tableau de la ville littéraire québécoise ; encore moins à un thème. Elle pointe plutôt vers une forme différente de réalisme puisqu’elle est l’espace de plus grande concentration de la vie ordinaire.
17Pourquoi parler soudain de réalisme ? Parce la ville littéraire moderne a été inventée en même temps que le projet du réalisme romanesque (Alter, 2005). Mais surtout parce que la vie ordinaire est ce concept capable de soustraire aux jugements de valeur ce qui reste une fois le mariage consommé entre le biographique et le politique – un reste que l’on désigne en général comme insignifiant, médiocre, accoutumé, ennuyant. À bien y regarder, ce sont ces qualités davantage que la topographie qui sont réellement déshistoricisées sous le nom de banlieue dans les exemples donnés précédemment. Leur réinsuffler de l’historicité nous montre que c’est l’entrelacement de l’ordinaire, du temps de l’urbanisation et du temps personnel qui nous permettra aujourd’hui de penser l’espace de la banlieue québécoise comme un espace littéraire. On entrevoit là un avenir de questionnements et de lectures critiques dans lequel on ferait l’économie de l’habituel dénigrement du périurbain comme décor stéréotypé de l’aliénation américaine. Les histoires banlieusardes au Québec sont composées en regard de quels micro-événements, de quels micro-exils ? Quelles formes de désir, aussi, les habitent ? Ou plutôt, comment donnent-elles forme au désir, comment y circulent les affects ? En quoi se rattachent-elles au passé culturel ? L’année suivant la publication de Nègres blancs d’Amérique, en 1969, Victor-Lévy Beaulieu faisait entrer la banlieue dans le roman québécois à proprement parler avec l’immigration des Dentifrice-Beauchemin dans « Morial-Mort » ([1969] 2000). On sait que tous allaient y perdre la raison dans un univers cloisonné rempli d’objets dont ils ne connaissaient pas l’histoire. Mais cet univers violemment affectif, délétère, était aussi celui dans lequel allait s’inventer la langue du délire immobile et de la « démanche » : un rythme complexe, jamais binaire, et qui emporte tout avec lui. La langue parlait certes d’une aliénation, mais cela n’empêchait pas son parler même, en d’autres mots sa poétique, de demeurer créative en épousant la fuite en avant et l’affluence ininterrompues des choses du monde ordinaire prises dans l’urbanisation.
18En considérant l’urbanisation plutôt que l’urbain, on se trouve en phase avec un point crucial des analyses de la vie ordinaire souligné par Ben Highmore : « The ordinary demands complexity because, at times, nothing is really in the foreground of experience » (2011 : 2). Les affects habituellement associés à la banlieue et jugés insignifiants, l’ennui, l’indolence, l’abattement, la monotonie, le rituel vide, l’artificiel, le fétichisme, l’enthousiasme du monde matériel, sont en fait des rythmes de l’existence qui demeurent largement étrangers à nos habitudes critiques, et dont nous n’avons pas les clés interprétatives. Or ces affects sont tout aussi complexes que les mouvements de l’âme à l’origine des grands gestes significatifs. À vrai dire, ce qui est ordinaire est nécessairement complexe puisqu’il s’agit de la réalité qui passe dans un flux continuel en arrière-plan, et dont on ne saisit que des bribes. En ce sens, il n’y a aucun décor-type de la banalité. Il n’y a, partant, aucune banalité. Le monde matériel se déploie sans cesse, et nous tentons d’interpréter les émotions qui nous définissent à l’intérieur de ce déploiement, en essayant de négocier, de trouver un point d’équilibre entre ses vitesses multiples et nos propres transports. Entre ce qui est ressenti et ce qui est visible, un effort de reconnexion est donc sans cesse mobilisé : « The familiar things we live with, [when they have an] entangled interplay of desire and Memory […], require a good deal of time for both the accumulating and revealing of those entanglements » (Highmore, 2011 : 65). L’ordinaire n’est ni plus ni moins qu’un constituant essentiel de l’action dans les récits. Dans les mots de Thomas L. Dumm : « The moment we are best able to recognize the ordinary is as it transmutes into events » (1999 : 17). Dans le récit autobiographique et politique de Pierre Vallières, l’événement, pour avoir de la valeur, devrait toujours survenir dans un rapport quelconque avec le collectif. Les micro-événements de l’univers intime où se développe la subjectivité ne peuvent donc se voir enregistrer avec la même puissance d’évocation que ceux qui affectent la sphère sociale. Vallières montre une propension fort répandue dans la pensée révolutionnaire à systématiquement rabattre le social sur le personnel, quitte à dénoncer ce dernier comme une semi-illusion, et à associer tout ce qui s’y rattache aux forces de normalisation du pouvoir. Mais la vie ordinaire n’est jamais modelée ni traversée unilatéralement par un seul pouvoir. Comme l’écrit encore Highmore à propos des objets de l’urbanisation dans l’après-guerre :
The wide accessibility of central heating, domestic electricity, carpets and radio in the mid-twentieth century fundamentally reordened the social sensorium of most people’s lives. It altered their sense of being at home, of being connected to a wider world, of what comfort meant and so on. To read it as either an act of politics or police would be to fail to see this reordening altogether (2011 : 52-53).
19L’articulation entre urbanisation et réalisme littéraire peut donc se comprendre comme une réorganisation de l’univers matériel qui oblige à un réapprentissage ou à un ajustement des critères de reconnaissance liés aux gestes et aux valeurs du foyer, ainsi qu’à l’histoire du devenir personnel qui y est attachée. Avec l’expérience subjective de l’urbanisation, devenir ordinaire peut donc être une épreuve intense, saisissante, étrange, voire violente, mais sans qu’on en ait la conscience immédiate. Il revient au récit, justement, de reconstituer et de redonner cette conscience.
Le ciel de Bay City : entre vie ordinaire et urbanisation
20L’entrelacement de l’urbanisation, de la vie ordinaire et de la vie narrée imprègne certains récits contemporains au Québec mettant en scène la banlieue. Un des plus connus, Dée de Michael Delisle, reprend la banlieue de Ville Jacques-Cartier, sauf qu’il en exclut tous les motifs de trépidations émotionnelles ou intellectuelles qu’on avait chez Vallières. En résulte la représentation d’un ennui quasi naturaliste et délétère, éprouvé au milieu des choses indifférentes. Mais il est un autre récit qui entrelace l’urbanisation et la vie ordinaire sans pour autant abdiquer le ton de révolte et de courroux inauguré par Vallières. Il s’agit du Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis, qu’on examinera brièvement ici afin de voir en quoi les critères analytiques du périurbain peuvent évoluer désormais. C’est l’histoire d’une jeune fille en rébellion absolue contre son milieu suburbain au Michigan dans les années 1970, écrasée par le souvenir imaginé de la Shoah, et qui rêve à la fois de désert, de Québec, d’Europe et d’aviation, bref, de tout sauf du bungalow familial qu’elle cherchera à anéantir littéralement dans un accès de folie. Cette haine est ce sur quoi repose l’architecture entière du roman. Elle est la voix du roman de Mavrikakis. Elle dessine par le fait même le visage singulier de la banlieue que celui-ci propose.
21La géographie balisée, reconnaissable, américaine dans tout ce qu’elle a de confortablement prévisible ne se décante pas en des figures jugées habitables dans le discours de la protagoniste. Le familier y est plutôt énuméré à travers une série de négations qui, si elles ne le mettent pas nécessairement à l’écart, ont pour effet de le déréaliser, cela dès les paragraphes initiaux du roman :
Je ne sais même pas s’il y a une baie dans cette petite ville du Michigan […]. Je ne sais même pas s’il y a une promenade au bord de l’eau, un chemin sur lequel les foyers américains vont faire des balades le dimanche après-midi ou encore tiennent à faire courir Sparky, le gros Labrador blond, après avoir laissé l’Oldsmobile à quatre portes sur le parking attenant aux berges. Je ne sais pas si l’hiver sur le lac Huron rappelle quelque période glaciaire, primitive et oubliée […]. Je ne sais si l’esprit des Indiens d’Amérique hante encore quelque rive sauvage et si le mot Pontiac veut dire autre chose qu’une marque d’automobiles. De Bay City, je ne connais rien (Mavrikakis, 2008 : 106).
22Il faut noter que la négation ne se rapporte pas à la chose directement, mais bien au savoir qui, s’il s’exerçait de façon positive, donnerait consistance réaliste à cette chose dans le récit. C’est une négation qui agit de la sorte en circuit fermé dans l’esprit de la protagoniste. La chose suburbaine (maison, voiture, baie, promenade) se voit détachée du paysage dont elle devrait participer et y rencontre une ignorance inhabituelle qui lui confère aussitôt la distance propre aux typologies (Sparky, Labrador, Oldsmobile à quatre portes, Pontiac). Mais on se tromperait à n’y voir que les ficelles rhétoriques ordinaires de l’ironie.
23Habiter le paysage suburbain nord-américain, pour la protagoniste de Mavrikakis, constitue un ne pas savoir en acte, et surtout en devenir. En d’autres mots, c’est habiter une ignorance prédicative. Ignorance terrible pour deux raisons. D’abord parce qu’elle fait voir chaque choses comme affranchies de l’histoire du monde : type, spécimen, cliché. Ensuite parce qu’elle dispose le monde selon ce qu’elle affirme, et que ce faisant elle annonce continûment ce qui sera, à commencer par la phrase suivante qui ne pourra que souffrir de l’ignorance énoncée par celle qui l’a précédée. De la grande Histoire une première fois isolé, on se voit ainsi, de surcroît, privé des moyens d’en tisser une qui serait plus petite. Qui ne connaît pas la baie ni la promenade y menant annonce du même souffle qu’il ne nous en narrera jamais les délices supposés. Mais qu’importe, puisque ceux-ci sont des produits typés, et qu’ils participent à ce titre d’une logique de l’échange et de la consommation qui a ses raisons propres. Ce qu’ignore le personnage de Mavrikakis, au fond, ce n’est pas l’être ni l’usage des choses suburbaines qui l’entourent, c’est plutôt la façon de relier entre eux ces éléments d’un mode de vie ordinaire qu’on lui a proposé en lieu et place d’une ascendance.
24Le seul savoir que possède la protagoniste est un savoir prescrit au détriment de la géographie dans laquelle il prend place; un savoir posé là, non pas acquis ni transmis, mais produit à l’égal des choses simples et fonctionnelles avec lesquelles il tend à se confondre :
Je ne sais que le K-Mart à un bout de Veronica Lane, la maison de ma tante à l’autre bout et l’autoroute au loin, immense mer, sur laquelle nous voguons si rapidement le samedi jusqu’au mall de Saginaw pour aller faire des courses (CBC : 10).
25De cette géographie déniée ne reste accessible pour la protagoniste que son miroitement dans le ciel, ce ciel même qui donne son titre au roman. Or il s’agit d’un « ciel mauve, amer, dans lequel [on] ne voit aucun destin » (CBC : 10).
26Avec ce roman, Mavrikakis invente une métaphore narrative inédite au sein de la littérature québécoise. Puisque la banlieue nord-américaine n’a de forme que celles de son expansion et de sa sérialisation, il n’est pas donné au personnage d’en pratiquer l’espace activement selon les moyens que la littérature moderne a associés à la ville. La banlieue est un espace beaucoup moins situé que ne l’était auparavant la ville centralisée à partir de laquelle elle a essaimé. Chez Mavrikakis, « les bois se transforment petit à petit en parkings, phagocytés par le K-Mart, le Kentucky Fried Chicken et le Taco Bell » (CBC : 95). La maison familiale de la narratrice est « laissée dans la rue par un camion », et ce camion repart aussitôt se « charger d’une nouvelle cargaison » afin de « repeupler d’autres rues d’Amérique » (CBC : 11). L’urbain dans Le ciel de Bay City devient un mode de vie proliférant sur toute la surface du territoire, et ce dernier, largement recouvert, n’offre plus à vrai dire que des variations dans son intensité. Comment inscrire de la durée subjective dans un tel espace sans s’y épuiser ou frôler la folie comme le fait l’héroïne de Mavrikakis ? Comment y explorer coûte que coûte l’idée d’un apprentissage, d’un développement individuel ? En bref, comment continuer à faire du roman ?
27La réponse est proposée de façon implicite à notre réflexion. Il faut rendre visible, donner forme à la force même qui se trouve à la source de l’étalement urbain monstrueux. Il faut ramener cette force sur le plan romanesque et lui offrir son incarnation littéraire, son agentivité. Le texte de Mavrikakis nous place à un réel croisement entre la pensée littéraire et la pensée urbanistique. La mauvaise conscience que cultive sa protagoniste et qu’elle cherche à faire ressurgir au cœur des signes du suburbain à travers la déformation que sa langue fait subir aux matériaux médiocres, au quadrillage raisonné de l’espace disponible, à la spéculation comptable qui se profile derrière, tout cela entre en résonance avec un concept ayant lui-même une teneur métaphorique, mais qui appartient pour sa part au champ restreint des études urbaines. Ce concept, c’est le growth machine (littéralement : « machine », « appareil » ou « dispositif » d’expansion), proposé à l’origine par le sociologue Harvey Molotch (1976) et que Dolores Hayden n’identifie ni plus ni moins que comme force à l’origine de l’apparition des banlieues américaines : « The term “growth machine” (or “sprawl machine”) defines the political alliances exerting constant pressure for peripheral development » (2003 : ii). Le growth machine, c’est l’ensemble des agents, intérêts et moyens concrets qui, du point de vue politico-économique, président au développement et à la mise en place de l’habitabilité périurbaine (zonage, comités citoyens, lobbying commercial et industriel, politiques municipales). Ce système est pourvu d’acteurs identifiables, mais les actions croisées de ceux-ci sont difficilement distinguables au plan de leurs effets matériels. C’est pourquoi la réelle agentivité de l’ensemble, pour qui veut y résister, doit être envisagée en tant que système, ou justement : en tant que machine. À ce niveau, la growth machine se résume à une seule chose, et c’est en tant que telle qu’elle pourra être transposée au sein du roman. Elle est la forme économique et politique du développement périurbain, dans le temps. C’est exactement devant cette agentivité adverse que s’élève l’héroïne du Ciel de Bay City. Si Mavrikakis recrée la banlieue nord-américaine en tant que monde dans les pages de son roman, c’est au bout du compte afin d’en affronter non pas l’univers de signes, mais plus profondément la force qui donne naissance à celui-ci.
28Un roman comme Le ciel de Bay City agit à la manière d’un rappel dans la littérature québécoise contemporaine, et peut-être aussi à la façon d’une mauvaise conscience. Il rappelle que le Québec, dans l’effort constant avec lequel il négocie la part américaine de son identité, a embrassé la ville moderne tout en laissant s’échapper ce qui donnait lieu à celle-ci. C’est pourquoi malgré le regard sombre qu’il promène sur les années d’après-guerre américaine, et malgré la parole véhémente qu’il y fait résonner, le roman de Mavrikakis appelle un déplacement qui se situe d’abord du côté de notre perception critique de l’urbanité littéraire. Il nous dit que l’urbanisation est la dynamique qui anime la ville et qu’elle est peut-être sa seule « forme » du point de vue littéraire ; une dynamique dans laquelle s’expriment tour à tour, ou concurremment, des phases d’édification et de destruction, un jeu constant de rapprochements et d’éloignements entre les éléments du public et du privé, du connu et de l’inconnu, entre la résistance et l’abandon également.
29En définitive, à exactement quarante ans d’écart, l’autobiographie de Pierre Vallières et le roman de Catherine Mavrikakis se révèlent tous deux comme une tragédie personnelle vécue sur le mode géographique, qui marque pour l’un l’apparition de la banlieue comme lieu indésirable dans la culture québécoise et pour l’autre sa réémergence contemporaine à la mesure du continent et des puissances qui le traversent et le refaçonnent sans cesse. Un lieu indésirable parce qu’il porte en lui la ruine de la dialectique nationale entre ville et région, en plus du constat d’échec d’une conception civile basée sur les seuils, les portes d’entrée et les passages hospitaliers. Mais indésirable également parce qu’il fait surgir tout un réseau d’affects, de rythmes et de rapports interpersonnels que le récit d’apprentissage enivré par les désirs de pays et de justice n’arrive pas à faire sien.
30Si la migration vers la ville procure la liberté d’une nouvelle identité avec un langage élaboré à même le tracé des rues, celle vers la banlieue n’offre-t-elle donc pour sa part qu’une pédagogie des limbes ? Non, parce que cette forme apparemment déficiente de l’arrivée en ville possède sa propre historicité. Une historicité inaugurée au Québec par l’exil intérieur de celui-là même qui avait voulu croire la rhétorique du pays et la réalité géographique du territoire culturel enfin réconciliées. Il ne s'agit donc jamais de faire un non-lieu avec la banlieue. Il s'agit plutôt de défaire les liens communément admis entre ses formes les plus reconnaissables et les valeurs qui y sont associées. C’est pourquoi on a insisté dans ce qui précède sur l’urbanisation plutôt sur les théories de la spatialité. Considérer l’urbanisation dans la littérature du Québec a pour effet de dénouer le consensus spatial, qui en réunissant sans cesse la forme et la valeur sur le territoire, finit par gouverner la pensée nationale. Cela, on l’a vu, ouvre la porte à une réévaluation des rapports entre réalisme et ville au Québec à travers le concept très peu exploré de vie ordinaire. Le sujet qui habite la métropole-matrice de l’hybridité transculturelle fait l’expérience d’une infinité d’identités possibles dans un lieu aux limites supposées connues. Alors que le sujet qui habite l’urbanisation, au contraire, fait l’expérience de sa propre finitude dans un lieu dont la forme est emportée dans un transport infini. La distinction est fondamentale.
Notes
1 Est immense la littérature qui s’intéresse aux bouleversements et à la malléabilité de la notion de ville. On se contentera ici d’en signaler l’utile sommaire des différentes écoles critiques offert dans Short (2006).
2 Au Québec cela est devenu un nouveau point d’ancrage pour les études ethno-géographiques. Andrée Fortin et Carole Després parlent d’un « vaste territoire où se juxtaposent des “fragments de villes” : centre historique, banlieues, secteurs commerciaux, pôles industriels, noyaux villageois, zones agricoles ou de villégiature » (Fortin, Després et Vachon, 2011 : 14). Voir aussi Le Bel (2012).
3 Simon Harel en donne une synthèse (2005 : 146-149).
4 Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention NBA, suivie du numéro de page.
5 On trouve une vision de la ville similaire dans les textes radiophoniques de Pierre Perrault (2009), qui précèdent de quelques années celui de Vallières.
6 Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention CBC, suivie du numéro de page.
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