Joëlle Papillon

Marie Nimier, au cœur du silence

1 En 2004 paraît La Reine du silence, récit auto/biographique où Marie Nimier se confronte au fantôme de son père mort subitement lors de son enfance, l’écrivain Roger Nimier. Intimidée par un homme que tous semblent avoir mieux connu qu’elle, la narratrice est gênée par sa situation de filiation : comment écrire sans que ce soit à la place de, moins bien que, contre ou comme son père ? Sa position est d’autant plus ambiguë que ce dernier lui a laissé en héritage un devoir de mutisme en la baptisant de l’expression « Reine du silence ». Pour la narratrice, il résulte d’une telle intimation au silence une difficulté – qui lui apparaît d’abord insurmontable – à aborder son histoire familiale, un empêchement exprimé par les omissions, les repentirs et les corrections qui parsèment son récit. Dépossédée du personnage paternel devenu personnalité publique, la narratrice questionne la légitimité de son désir de parler de son père, opposant la rareté de ses souvenirs personnels à la profusion des anecdotes sur Roger Nimier et sur sa mort qui sont relatées par la presse et par d’anciens amis. De plus, la fillette se trouve abandonnée avant même la mort de son père, qui nie son existence en omettant de l’inscrire sur son testament et qui, dans une plaisanterie cruelle, affirme l’avoir noyée pour « ne plus en entendre parler » (Nimier, [2004] 2005 : 143)1. Si elle est l’oubliée du testament, c’est pourtant elle qui a hérité de la mort de son père qu’elle traîne « comme un vieux manteau » (RS : 131), coupable d’être vivante et écrivaine, alors que lui s’est tu(é) une quarantaine d’années plus tôt. À travers l’élaboration difficile de son récit, la narratrice parvient à contourner le silence imposé par le père et à assumer son héritage en enquêtant auprès de ses proches pour confronter leurs souvenirs au mythe et en incitant le lecteur, au moyen d’adresses répétées, à se faire le témoin des ratages de la transmission.

La fille de l’écrivain

2D’emblée, l’entreprise de l’écrivaine est placée sous le signe du risque : en quatrième de couverture et dans la notice biobibliographique qui accompagne le livre, l’éditeur note que, dans La Reine du silence, Nimier2 « ose s’attacher à la figure de son père, Roger Nimier3 » (RS : 7 ; je souligne). Quel est ce danger qui la guette ? Pourquoi écrire sur le père se présente-t-il comme un tabou ? Ce nom dont elle a hérité – que plusieurs lui reprochent de n’avoir pas masqué sous un pseudonyme (RS : 96) – rend sa filiation visible, voyante, comme obscène. Dans les situations les plus anodines, des inconnus lui désignent sa place : « C’est la fille de l’écrivain » (RS : 95) « Nimier, comme l’écrivain ? Ou : Vous êtes parente de l’écrivain ? » (RS : 91) Comment, dès lors, éviter de sentir que l’on occupe cette place d’écriture en substitution, par imposture ? Se représentant en entrevue, la narratrice de La Reine du silence montre bien que les journalistes s’intéressent d’abord à son rapport avec son père et ensuite seulement à son travail personnel – toujours d’ailleurs en relation avec celui de son père, s’interrogeant sur l’éventuelle transmission des « gènes de l’écriture » (RS : 86). Le talent littéraire est posé comme un héritage, un don paternel, en une image persistante qui dépossède la narratrice comme si, dans une relation médiumnique, son père lui soufflait ses mots. Ce trait est relevé par Martine-Emmanuelle Lapointe et Laurent Demanze dans leur dossier sur les figures d’héritiers dans le roman contemporain ; ils observent que, très souvent, les récits d’héritiers présentent « des personnages ventriloques, phagocytés par leurs ascendants » (2009 : 6). Cette image violente – l’absorption, la destruction engendrées par la phagocytose – souligne bien le poids qui vient avec l’héritage, l’obligation de parler après 4 : comment parvenir à parler en son propre nom sans tuer l’autre ?

3Marie remarque que l’écrivain enfant d’écrivain a un statut particulier : « Il y a une sorte de suspicion à son endroit. Pour lui, tout serait facile. Ses textes lui sont dictés d’en haut. Il est né avec un stylo en or dans la bouche. » (RS : 99) L’image médiumnique permet d’exprimer l’idée projetée par autrui sur son œuvre : le véritable auteur, c’est Roger Nimier qui, même mort, écrit à travers elle. Elle ne peut le remplacer qu’imparfaitement, ce que souligne un journaliste en concluant un article sur les enfants d’écrivains par le constat lapidaire que le talent « n’est pas fatalement héréditaire » (RS : 94). En insistant sur la filiation et la transmission, le journaliste établit une hiérarchie qui s’exprime également dans la disposition graphique de l’article, positionnant en vis-à-vis une photographie de son père au bureau, un manuscrit à la main, et une photographie de Marie bébé qui tient un jouet. Les deux photographies parlent d’elles-mêmes : voici l’écrivain et sa fille. Marie étant âgée d’à peine deux ans sur l’image sélectionnée par la revue, alors que son père est représenté adulte, les positions respectives sont bien établies : le vrai travail est du côté paternel, la fille ne fait que jouer. Il sera dès lors difficile à Marie de s’affirmer en tant qu’écrivaine, mais aussi de se réapproprier l’image publique de Roger Nimier afin de s’inventer un père.

Un mauvais témoin

4Pour aborder la figure paternelle, la narratrice prend un chemin inusité : elle s’applique d’abord à montrer à quel point elle ne peut rien dire de lui. D’emblée, elle mine son autorité à parler de Roger Nimier : qui est-elle pour témoigner, elle qui l’a à peine connu, elle qui n’a hérité de lui qu’un nom et une injonction au silence ? Si le premier paragraphe du récit tente d’approcher directement l’accident de voiture dans lequel est mort son père – avec une description qui se veut neutre, de type journalistique, en exposant une suite de faits –, le second vient tout de suite invalider son témoignage en insistant sur tout ce qui manque à la narratrice pour faire d’elle un témoin crédible : « Il n’y a rien à raconter, n’est-ce pas, rien à dire de cette relation. Je n’étais pas dans la voiture. J’avais cinq ans. Je n’avais pas vu mon père depuis des mois. Il n’habitait plus à la maison. » (RS : 9) Le projet auto/biographique semble voué à l’échec, puisque la narratrice n’a accès qu’à des souvenirs de seconde main et qu’en raison de son âge et de l’éloignement de son père, celui-ci lui apparaît presque comme un étranger : « Je n’ai gardé de lui que quelques souvenirs, bien peu en vérité. Je me tourne vers ses amis. Ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont publié, les rumeurs qu’ils ont colportées. » (RS : 12) Marie prend soin de souligner que non seulement ses sources viennent de l’extérieur, mais qu’elles sont de surcroît incertaines et impossibles à vérifier. Dans de tels passages, la fragilité de sa situation d’énonciation est marquée par un emploi important de la forme négative et du « que » restrictif, qui viennent inscrire la distance qui sépare la narratrice de l’objet de son récit, son père.

5Afin de s’en rapprocher, elle fera enquête, et le récit auto/biographique deviendra essentiellement le récit de cette quête d’éclaircissements sur son ascendance – un trait que Dominique Viart (2009 : 96) associe aux récits de filiation contemporains. La Reine du silence rejoint par là ce type de récits, que Viart présente comme une réponse contemporaine au désir « d’une biographie qui déplace ultimement l’intérêt et la visée de l’objet biographié vers le sujet biographe5 » (2007 : 109). Ce qui intéresse Marie, ce n’est pas tant la figure littéraire et médiatique de Roger Nimier que celle, intime, de son père. Celle-ci ne pourra être mise en texte que si la narratrice parvient à capturer la relation compliquée qui unissait Roger Nimier à sa famille. Pour ce faire, la narratrice adopte une approche documentaire : elle fouille les archives familiales et publiques, questionne ses frères et sa mère pour confronter leurs souvenirs et approcher d’une vérité qui lui échappe. Avant de pouvoir raconter son père, Marie a besoin de se le faire raconter par autrui, et de nombreux passages la mettent en scène en train d’écouter puis de rapporter les souvenirs des autres6. Cette tâche se révèle ardue, du fait que le silence sur le père est précisément ce qui soude la famille ; de la mort de Roger Nimier, les enfants n’ont jamais parlé : « Nous avions tissé des liens qui nous protégeaient du drame, l’enfermant dans un cocon pour étouffer tant bien que mal le battement de ses ailes. » (RS : 27) Le cocon que représentent métaphoriquement le silence et l’oubli joue un rôle particulier : plutôt que de protéger un être neuf et de le mener à une seconde vie, il sert ici à maîtriser de façon violente quelque chose qui menace en cherchant à vivre – le souvenir douloureux. Quarante ans plus tard, Marie cherche à rompre le cocon et à libérer ce qui s’y cache, sans savoir si elle sera capable de s’en protéger.

Les ratages de l’écriture auto/biographique

6Puisqu’elle ne se considère pas un témoin privilégié pour relater la vie et la mort de son père, la narratrice va chercher sa voix, chercher un angle d’approche qui soit approprié au récit qu’elle tente de faire. Cela est particulièrement apparent au début de La Reine du silence, fondé sur une série de recommencements, ce que remarque avec amusement Marinella Termite : « Combien de débuts ce roman peut-il avoir encore à écrire ? » (2006 : 302) Plusieurs stratégies viennent inscrire dans le texte cette difficulté de raconter contre laquelle se débat la narratrice. Après avoir évoqué la possibilité d’écrire un livre sentimental qui la mettrait en scène aux côtés du fils de Sunsiaré – la jeune femme qui accompagnait Roger Nimier lors de l’accident –, Marie interpelle le lecteur pour la première fois, tout en s’adressant à la fois à elle-même :

Tu imagines la scène. Le scénario. Si tu as envie de vendre des livres, tu écris ça avec ce qu’il faut de perversité et de tendresse. Un sujet en or. Une couverture de presse exceptionnelle où l’on s’empressera de ressortir les photos de l’Aston Martin écrabouillée. Et puis non. Il y a vingt ans, je n’ai pas écrit ce livre. Et je ne l’écrirai pas. Ou, si je l’écrivais, je le commencerais autrement. Je dirais : je suis la fille d’un enfant triste. Ou, pour reprendre la traduction du titre anglais : d’un enfant des circonstances. (RS : 10-11)

7Sentant le danger de ce type de roman qui tomberait dans le sensationnalisme – ce qui est suggéré par les photos-choc qui l’accompagnent –, la narratrice cherche une autre voie qui lui ressemble davantage, et sa recherche du ton juste passe par un conditionnel : que pourrait-elle dire de son père, si elle écrivait sur lui ? Elle poursuit la description de son père en s’appuyant sur celle que fait de lui le dictionnaire, mais ce n’est, encore une fois, que pour mieux montrer l’échec de cette piste. Cette suite de débuts « ratés » a pour effet de différencier son projet d’écriture de l’écriture commémorative habituelle : la façon traditionnelle d’envisager un tel projet lui semble inintéressante, mais comment faire autrement ? Comment éviter les pièges de la biographie d’« écrivain-mort-tragiquement » ?

8Nimier montre d’abord les approches qui échoueraient à dire son père, avant de parvenir à tracer sa propre voie. Ce faisant, elle emprunte tour à tour les chemins qui la mènent aux récits qu’elle aurait pu faire, mais qu’elle refuse l’un après l’autre. Son texte en paraît sans cesse corrigé, dans ce que Viart a appelé une « poétique de l’épanorthose » (2007 : 132), fréquente selon lui dans les récits de filiation. Dans La Reine du silence, le recours à l’épanorthose s’accompagne d’un usage marqué de la prétérition puisque, surtout au début de son récit, la narratrice insiste beaucoup sur ce qu’elle ne dira pas dans ce livre. Après un passage où elle revient sur l’accident, elle affirme contradictoirement : « […] je ne raconterai pas non plus cela. Je ne l’imaginerai pas. Je me refuserai à l’imaginer. » (RS : 20) Pourtant, elle revient toujours à l’accident, là où la vie de Roger Nimier s’est terminée et où son livre à elle a commencé. Plus loin, elle s’explique la difficulté sur laquelle elle bute par le fait qu’elle n’est pas encore parvenue à articuler sa relation ambivalente avec son père et avec l’image publique de celui-ci, qu’elle « cherche ses mots » (RS : 61), ce qui se reflète dans la lenteur de l’écriture et surtout dans les hésitations7 qui motivent sa réécriture constante de certains passages :

Tu ne me crois pas ? Un jour, je te montrerai mes brouillons, mes premiers jets […], ceux qui sont écrits à la main, tu comprendras l’état de confusion qui m’habite alors que péniblement j’avance sur le chemin de la reconnaissance. Là, évidemment, devant les phrases imprimées, tout paraît facile. Pas de rature ni de renvois dans les marges. Le texte coule comme s’il allait de soi. […] On ne veut pas voir le travail. On ne veut pas voir les contorsions. Ni savoir qu’au lieu de contorsions, j’avais écrit contrition et, avant encore, repentir. D’ailleurs, repentir était bien, qui disait à la fois le remords et la correction. (RS : 61-62)

9Ces repentirs, signes de son insatisfaction devant l’écart entre ce qu’elle dit et ce qu’elle cherche à dire, font qu’elle revient sans cesse sur son texte pour le modifier. Au-delà des transformations entre les brouillons et la version imprimée, le processus de réécriture se laisse voir dans certaines scènes importantes qui sont reprises et modifiées afin de souligner, encore une fois, l’écart entre ce qu’elles auraient pu (ou dû) être et ce qu’elles ont été. Parfois, c’est afin de corriger le mythe – par exemple dans la rectification de la couleur de l’Aston Martin de son père, décrite par les journaux « telle qu’ils voulaient la voir, rouge » (RS : 132) – qu’elle révèle l’instabilité de l’archive, sur laquelle on s’appuie sans penser qu’elle puisse se révéler trompeuse. De façon plus importante, la narratrice raconte deux fois comment son frère et elle ont appris la mort de leur père. Les deux versions de cet épisode diffèrent grandement ; dans la première, l’imagination de Marie s’emballe, et la scène est romanesque avec un dévoilement brutal, une crise et une fugue (RS : 35-36) ; tout de suite, pourtant, elle rectifie et se rétracte : « Mais non. Ça ne s’est pas passé comme ça […]. Ce fut plus feutré, plus rétréci […], plus étouffant aussi » (RS : 36), si bien qu’on ne sait plus que croire dans son récit – mais là n’est peut-être pas ce qui importe.

10Dans son étude sur La Reine du silence, Béatrice Vernier-Larochette affirme que Nimier réussit, grâce à ce texte, à construire une « image complète » (2009 : 132) de son père et d’elle-même. La narratrice souligne pourtant l’instabilité de ses constructions mémorielles et littéraires en raison de tout ce qui manque. L’absence et le trou ne sont pas oblitérés par l’écriture, mais plutôt mis en valeur comme marques du fonctionnement du souvenir : Nimier crée non pas un récit lisse et entier, mais un récit fragmenté, qui avance par à-coups et qui ne tranche pas toujours entre des versions contradictoires du même événement. Elle appuie son écriture sur ses souvenirs, tout en reconnaissant leurs limites, leur fragilité. Nimier ne veut pas trahir l’incohérence du vécu par une cohérence littéraire, ce qui fait qu’elle s’applique à écrire la faille, soulignant la complexité de la figure de Roger Nimier, mais aussi celle des relations familiales et de la filiation littéraire qui unit père et fille. La narratrice se méfie des « notes prises avec trop d’assurance pour révéler leur part de secret » (RS : 192) et avoue toujours avoir « un moment de doute quand il s’agit de parler de [s]on père de façon précise » (RS : 54). Elle sent qu’il lui échappe, qu’il existe ailleurs, et elle ne peut retrouver de lui « qu’une vague idée de visage. Un visage marqué par les mots des autres. » (RS : 54) La Reine du silence se présente comme une entreprise de restauration de ce visage – une recomposition qui respecterait toutefois les zones de flou –, que la narratrice esquisse d’abord pour elle-même, mais aussi pour un public connaissant Roger Nimier, qui est ici invité à complexifier l’image qu’il se fait de lui, à la lumière du récit intime.

« Roger Nimier, ou comment s’en débarrasser »

11Cette phrase terrible (RS : 120), qui aurait pu figurer en sous-titre à La Reine du silence, illustre à quel point le père écrivain se montre plus qu’encombrant pour la narratrice. Devant la profusion « d’anecdotes spectaculaires » sur Roger Nimier qui nourrissent « une légende qui [la] dégoûte un peu », Marie souhaite « raconter des petites choses » (RS : 67). On s’attend alors à lire un souvenir tendre, mais l’épisode que la narratrice relate est d’un tout autre ordre : le portrait familial de Roger Nimier est loin d’être flatteur. Le récit intime qu’elle propose contourne le mythe du grand écrivain prématurément disparu en montrant son incapacité à être un père8. À plusieurs reprises, la narratrice souligne que Roger Nimier a honte de sa famille (il refuse d’apparaître en photo aux côtés de ses enfants, il est humilié de posséder une carte de famille nombreuse), mais cela ne s’arrête pas là. Les scènes familiales qu’elle choisit de raconter le représentent sous un jour dur, tel lorsqu’il pointe une arme sur son fils encore au berceau ou, d’une façon autrement violente, lorsqu’il brise le « contrat familial » (RS : 70) en refusant d’entrer dans le jeu de sa fille. Quand elle lui présente fièrement un repas concocté pour lui avec sa dînette, la fillette se fait gronder et, lorsqu’elle le retrouve, son œuf a été transformé : « Il a servi de cendrier. Un mégot est planté à angle droit dans le jaune, creusant un cratère dans le plastique calciné. » (RS : 72) Parler de son père – et non de « Roger Nimier », l’écrivain – signifie pour elle exposer le côté sombre de cet homme, révéler des secrets de famille.

12Le secret de famille est lui-même un héritage, un legs qui empoisonne l’existence de l’héritier comme on peut le voir dans La Reine du silence, mais comme l’illustre également Emmanuel Carrère dans Un roman russe (2007). Selon Laurent Demanze, le récit de filiation se construit autour d’un silence et il « doit lever un secret de famille, formuler le récit occulté des ascendants ou restituer la part mutique de toute légende familiale » (2009 : 229). Une telle tâche oppose deux obligations contraires – dire et se taire – et est accompagnée d'un fort sentiment de trahison, puisque « si l’écrivain dévoile les secrets de famille, il transgresse la volonté familiale et exhume pour ainsi dire les cadavres des défunts » (Demanze, 2009 : 230). Cette tension est clairement exposée dans Un roman russe, où Carrère tourne autour du secret du grand-père (collaborateur, celui-ci a probablement été exécuté à la Libération) : bien conscient que ce n’est pas son secret, mais celui de sa mère, ce secret l’obsède parce qu’il représente « ce dont il ne faut pas parler » (Carrère, 2007 : 74)9. Tu, le secret « empoisonn[e] plusieurs générations » (RR : 279), et seule sa révélation est susceptible d’amener une libération aux héritiers de la honte familiale (RR : 64). Le livre interdit devient alors une « sépulture » (RR : 61) pour celui qui n’en a jamais eu, une « pierre tombale » (RR : 308) qui empêche le fantôme de continuer à hanter ses descendants (RR : 279, 355). Si le secret de famille des Nimier est d’un autre ordre (la désunion familiale, la violence), il produit un effet semblable en liant les enfants autour d’une obligation au silence et d’une incertitude jamais levée. Comme l’explique Demanze, l’enquête de l’héritier ne suffit pas à combler les lacunes du récit : « […] le secret n’est jamais totalement percé à jour. Et ce reste énigmatique relance la recherche de ces récits inachevables. » (2009 : 231)

Le silence en héritage

13Le titre du récit de Nimier est emprunté à une carte postale que son père a envoyée à la narratrice enfant et dont l’énigme la trouble encore aujourd’hui : « QUE DIT LA REINE DU SILENCE ? » (RS : 171) Cette phrase la tourmente, car elle n’arrive pas à en résoudre l’injonction contradictoire : « Que pourrait bien dire la Reine du silence sans y perdre son titre, et l’affection de son papa ? Ou encore : Comment, à la fois, parler et ne pas parler ? » (RS : 171) Le silence n’est pas le propre de Marie ; sa famille entière en semble affectée et tient à ses secrets, aussi petits soient-ils : Roger Nimier ment sur les causes de la mort de son père ; la grand-mère ne parle jamais de son fils aux petits-enfants ; une gifle de la grand-mère exige une promesse de silence. Pour la narratrice, « le silence aura imposé sa loi mortifère » (RS : 75) sur sa famille, justement parce qu’en refusant de transmettre, on expose autrui au danger – comme dans le cas d’un frère de Marie, mort à la naissance faute de ce que sa mère ait été avertie d’un risque héréditaire10. La parole, pourtant salvatrice, demeure impossible et le silence se révèle difficile à rompre : « Le silence est un contrat tacite, une clause partagée. Il y a d’un côté celui qui se tait, et de l’autre celui qui ferme ses oreilles. Il ne suffit pas que le premier se décide à parler pour que le second l’entende. » (RS : 80) Ce silence oppressant est tissé de mensonges, de réécritures, notamment par la mère qui « a reconstruit l’histoire à la mesure de ce qu’elle désirait pour ses enfants », c’est-à-dire qu’elle les a élevés dans la croyance qu’ils étaient « lesfruitsd’ungrantamour » (RS : 76), masquant du coup la violence du père et du mari ainsi que le malheur familial.

14Avec le message de la carte postale, Marie devient responsable du silence familial, et son récit porte partout la marque de ce silence qui lui pèse, d’autant plus qu’au cours de ses recherches elle découvre la note suivante, dans une lettre écrite le lendemain de sa naissance : « Au fait, Nadine a eu une fille hier. J’ai été immédiatement la noyer dans la Seine pour ne plus en entendre parler. À bientôt, j’espère. Roger Nimier. » (RS : 143) Bouleversée, la narratrice interprète ces mots comme une sombre prophétie, annonçant sa propre tentative de suicide, « ce plongeon dans la Seine justement, comme si j’avais voulu, vingt-cinq années plus tard, mettre à exécution les mots de mon père. Les valider […]. Un geste soufflé du dehors qui ressemblait à une mission. » (RS : 144) Dans un retour de l’image médiumnique, la narratrice se présente comme manipulée par la volonté paternelle, obéissant à des ordres d’outre-tombe. C’est qu’en plus du silence, son père lui a légué la mort en héritage11.

15La narratrice révèle une autre ligne de filiation, celle du silence, liée de près à celle du suicide (RS : 173). Avant l’accident, Roger Nimier avait été encouragé par un ami écrivain à s’engager dans un hiatus littéraire de dix ans : « Un autre Nimier doit en sortir, ajoute-t-il […]. Un écrivain doit mourir et ressusciter. » (RS : 52) Pour la narratrice, c’est là une condamnation terrible, une « longue nuit » où son père « s’efface » (RS : 52, 57), et elle affirme pleurer le silence paternel davantage que sa mort (RS : 56), justement parce qu’elle interprète ce silence comme un suicide – celui de la voix de l’écrivain. Marie devient cet « autre Nimier » à naître du silence de son ascendant, et elle ne sait comment porter ce legs. Sa mère lui désigne une voie de sortie en la baptisant « la Sirène des pompiers » (RS : 171), un deuxième surnom qui fait pendant à la Reine du silence. Divisée, la narratrice est à la fois celle qui crie et celle qui se tait, à l’image de l’autre sirène, celle du conte d’Andersen – qui est un motif important dans l’œuvre de Nimier12. L’écriture lui permet de sortir de l’impasse créée par l'injonction au silence et la nécessité de parler, puisqu’elle lui apparaît comme le moyen de « racont[er] des histoires en silence » (RS : 174).

16Enfin, Marie est également héritière de l’accident de la route qui a tué Roger Nimier : l’un des fils narratifs de La Reine du silence est celui des tentatives répétées de la narratrice pour obtenir son permis de conduire. Chaque fois, un nouvel échec l’attend, car elle demeure pétrifiée derrière le volant, craintive de répéter, là aussi, le destin de son père. Depuis l’enfance est gravé sur son cœur « “Tu ne conduiras pas”, commandement dicté par la peur […] de provoquer dans [s]on infinie maladresse un accident qui [la] replongerait au centre du cauchemar familial » (RS : 156). Fortement associé à son père et à la mort de celui-ci, le motif de la voiture est omniprésent dans La Reine du silence. La narratrice est entourée de récits d’accidents mortels : celui de Roger Nimier et de Sunsiaré, bien sûr, mais aussi ceux13 d’Isadora Duncan dont elle lit une biographie, celui d’un gendarme qui a lieu juste devant chez elle et celui de son oncle. Ces récits qui la hantent ont un impact bien réel dans sa vie : « Comment veux-tu apprendre à conduire après ça. Avec des images comme ça dans la tête. » (RS : 83) Marie est paralysée par ces visions d’automobiles mortelles. Toutefois, en observant la photographie d’elle publiée dans l’article sur les enfants d’écrivains, la narratrice fait une découverte : « J’ai quelque chose dans la main, un hochet. Non, ce n’est pas un hochet, regarde bien, mais une voiture que tu portes à ta bouche, comme si tu voulais engloutir de façon préventive l’objet de l’accident. » (RS : 93) Impuissante à empêcher la fin tragique de son père, Marie est tout de même représentée, symboliquement, comme ayant tenté d’intervenir : d’abord en dévorant la voiture, plus tard en s’excluant des routes qui, pour elle, mènent à la mort.

S’inscrire sur le testament

17Selon Viart, le trait principal qui unit les narrateurs des récits de filiation est le sentiment d’avoir été victime d’un « défaut de transmission » (2009 : 97). Dans le récit de Nimier, la transmission avorte notamment en raison du silence auquel est tenue la narratrice ; elle tente de le rompre pour rétablir le contact, pour parvenir à accepter un héritage paternel plus positif. Ici, la protagoniste est réellement l’oubliée du testament : pas un mot pour elle sur le document, selon lequel elle n’hérite de rien, d’« aucun objet, [d’]aucune responsabilité » (RS : 46). Choquée de cette omission qui la nie, elle « tue » le testament qui l’ignore en le jetant au feu. Elle tente de s’expliquer son absence en imaginant qu’elle n’est pas la fille de Roger Nimier, mais son image la rappelle à l’ordre – la ressemblance est indéniable14 : « Nous portions le même nom, le même front et la même souffrance. » (RS : 48) Une fois adulte, ce sera la venue à l’écriture qui lui permettra d’affirmer sa filiation et de s’inscrire tardivement sur le testament paternel.

18On le voit, l’héritage « n’est pas reçu mais conquis » – selon la formule de Laurent Demanze (2009 : 236) –, c’est-à-dire qu’à l’image du silence qui était perçu par la narratrice comme relationnel (l’un se tait, l’autre refuse d’entendre), l’héritage est le lieu d’un échange difficile, d’un travail d’acceptation qui ne va pas de soi. C’est sans doute pourquoi, proposent Jongy et Keilhauer, « l’élaboration d’un “je” héritier est une des problématiques majeures de la littérature autobiographique contemporaine » (2009 : 8). Avec La Reine du silence, Marie Nimier tente à son tour d’apprivoiser l’héritage douloureux qu’a laissé derrière lui Roger Nimier ; pour ce faire, elle revisite les récits familiaux entourant son père, ce qui lui permet, ultimement, de se libérer de l’emprise du fantôme paternel. Cette libération par la révélation est vécue par l’héritière comme une « victoire » (RR : 355), pour reprendre le mot de Carrère, et, à ce titre, la phrase sur laquelle se termine La Reine du silence est intéressante : « Pour la première fois depuis longtemps, je me suis sentie apaisée, comme si le monde enfin marquait une pause. » (RS : 203) Grâce à l’écriture du livre, la narratrice est parvenue à enterrer son père et à sortir du silence qui l’étouffait, ce qui se traduit par une acceptation intime et publique : « je pouvais le reconnaître, comme un père reconnaît ses enfants » (RS : 202). En un mouvement inversé, la narratrice se fait en quelque sorte « mère » de son père, en lui offrant ce livre où il pourra reposer.

Notes

1  Désormais, les renvois à cette œuvre seront signalés par la mention RS, suivie du numéro de page.

2  Pour éviter les confusions inévitables, j’utiliserai « Nimier » pour désigner l’auteure Marie Nimier, « Roger Nimier » pour son père et « Marie » pour le personnage et narratrice de La Reine du silence.

3  Ce même terme d’oser est d’ailleurs repris par plusieurs critiques lorsqu’elles commentent le projet d’écriture de Nimier (voir par exemple Jézéquel, 2006 : 312 ou Vernier-Larochette, 2009 : 131).

4  Marie Nimier s’inscrit d’autant plus dans les pas de son père qu’ils publient tous deux à la même maison d’édition. Roger Nimier était en outre conseiller littéraire chez Gallimard.

5  Laurent Demanze remarque pour sa part que les « récits de filiation disent l’autre en soi, et l’identité parasitée par une altérité » (2009 : 233). C’est afin de mettre en relief cette tension entre biographie du soi et de l’autre que je reprends l’expression « auto/biographique » utilisée, entre autres, par Julie Rak (2005).

6  Plusieurs fragments reproduisent des conversations ou des échanges de lettres entre différents membres de la famille, et chacun est accompagné d’une révélation pour Marie (RS : 27-34, 73-74, 198-199).

7  Selon Dominique Viart, les récits de filiation affichent leurs « hésitations de forme comme de contenu » (1999 : 116), ce qui est particulièrement visible dans La Reine du silence : la narratrice n’est pas certaine de ce qui devrait figurer dans son récit, ni de la façon dont elle devrait le formuler, ce qui se traduit par une pratique de la reprise.

8  Il est intéressant de remarquer que la narratrice s’autoreprésente non seulement comme fille, mais aussi comme mère. Plusieurs scènes la montrent auprès de ses enfants, notamment en train de leur lire des histoires (RS : 60-61, 118-119, 158). Ici, on constate le refus de reproduire le comportement paternel qui ne s’affichait jamais auprès de sa famille et qui s’assurait de tenir celle-ci à l’écart du milieu intellectuel auquel il appartenait. Chez Marie Nimier, il n’y a aucune scission entre univers littéraire et familial.

9  Désormais, les renvois à cette œuvre seront signalés par la mention RR, suivie du numéro de page.

10 Marie Nimier présente son frère aîné comme une victime du silence familial en affirmant qu'il aurait pu être sauvé si ce n'était du mutisme de la famille Nimier, puisqu'un enfant de la génération précédente était décédé dans des circonstances identiques ; selon la narratrice, la cause de la mort de son frère n'est pas tant la maladie que l'omission d'une transmission (RS : 75).

11  Avant de prendre connaissance de cette lettre, la narratrice savait déjà que sa tentative de suicide était une répétition d’un geste du père, lui même ayant tenté de se tuer. Marie garde quelques souvenirs flous de cet épisode et développe une phobie des objets coupants (RS : 125-131).

12  Son premier roman s’intitule Sirène (1985) et la narratrice de La Reine du silence revient sur la conception de ce texte dans le passage qui suit l’annonce des surnoms paternel et maternel (RS : 175-178).

13  Marie est horrifiée de découvrir qu’Isadora Duncan a d’abord perdu deux de ses enfants dans un accident de voiture, avant de mourir elle-même au volant.

14  Dans son étude sur La Reine du silence, Anne Strasser propose qu’« [a]ccepter les ressemblances, c’est accepter l’héritage, c’est admettre que l’on est le produit de quelque chose » (2009 : 31).

Bibliographie

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DEMANZE, Laurent (2009), « Un héritage sans testament », dans Béatrice JONGY et Annette KEILHAUER [dir.], Transmission/héritage dans l’écriture contemporaine de soi, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal (Littératures), p. 227-236.

JÉZÉQUEL, Anne-Marie (2006), « Marie/Marine : à son corps défendant », dossier « Marie Nimier », Cincinnati Romance Review, vol. 25, p. 312-327.

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LAPOINTE, Martine-Emmanuelle et Laurent DEMANZE (2009), « Présentation : Figures de l’héritier dans le roman contemporain », Études françaises, vol. 45, no 3, p. 5-9.

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STRASSER, Anne (2009), « Raphaële Billetdoux, Marie Nimier : des filles aux pères, le travail de filiation ou l’invention du père », Littérature, no 155 (septembre), p. 22-35.

TERMITE, Marinella (2006), « Le père ou le gant de l’écriture », dossier « Marie Nimier », Cincinnati Romance Review, vol. 25, p. 299-311.

VERNIER-LAROCHETTE, Béatrice (2009), « Bouche cousue et La Reine du silence : une réconciliation intime et publique », Women in French Studies, no 17, p. 130-146.

VIART, Dominique (1999), « Filiations littéraires », dans Jan BAETENS et Dominique VIART [dir.], États du roman contemporain. Écritures contemporaines2, Paris, Lettres modernes Minard (Écritures contemporaines), p. 115-139.

VIART, Dominique (2007), « L’archéologie de soi dans la littérature française contemporaine : récits de filiations et fictions biographiques », dans Robert DION, Frances FORTIER, Barbara HAVERCROFT et Hans-Jürgen LÜSEBRINK [dir.], Vies en récit : formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota bene (Convergences), p. 107-137.

VIART, Dominique (2009), « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », Études françaises, vol. 45, no 3, p. 95-112.

Notice biobibliographique

Joëlle Papillon est lecturer à l’Université de Toronto. Elle se spécialise dans l’étude de la littérature contemporaine au féminin. Deux autres de ses textes portent sur des œuvres de Marie Nimier : « Penser la pornographie à la première personne : Marie Nimier ou le je(u) dangereux », dans Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau [dir.], Le roman français de l’extrême contemporain : écritures, engagements, énonciations, Nota bene, 2010, p. 203-220 ; « L’auteure mise en scène et mise à nu. Sur les fausses confessions de La nouvelle pornographie », Voix plurielles, vol. 7, no 2 (2010), p. 28-35.

Pour citer cet article :

Joëlle Papillon (2012), « Marie Nimier, au cœur du silence », dans temps zéro, nº 5 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document907 [Site consulté le 25 November 2023].

Résumé

Dans La Reine du silence, Marie Nimier se confronte à la figure de son père, l’écrivain Roger Nimier, mort lorsqu’elle avait cinq ans. Elle y montre le poids qui pèse sur l’enfant d’écrivain, mais aussi celui de l’héritage du secret familial et de l’injonction au silence. La difficulté de l’élaboration de son récit de filiation se révèle dans les constants recommencements et reformulations, qui constituent la marque de la tension angoissante entre l’obligation de dire et celle de taire.

In La Reine du silence, Marie Nimier confronts her father’s memory – the writer Roger Nimier, who died when she was five years old. The novel describes the burden of being a writer’s child, along with that of inheriting family secrets and submitting to a code of silence. The difficulty of recounting her relationship with her late father is evidenced by the narrator’s numerous “false starts” and her constant rewritings. The hesitant nature of the narration captures an anguish born of two irreconcilable obligations : the need to put things into words and the pressure to remain silent.

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ISSN 1913-5963