Frances Fortier

La contrainte des vingt-quatre heures

Le quotidien dans trois microbiographies contemporaines

1 À première vue, la mise en récit du quotidien et la biographie ont peu en commun, la prédilection pour le petit fait apparaissant d’emblée aux antipodes d’une narration qui vectorialise les grands événements d’une vie1. Dans la perspective de rompre un tel élan téléologique, certains biographes choisissent de réduire le cadre temporel de leur biographie à une journée. Publiées chez Lattès, dans la collection « Une journée particulière », ces microbiographies donnent à lire le quotidien de leur biographé, un quotidien limité à une seule journée2. J’en retiens trois — André Gide. Vendredi 16 octobre 1908 de Patrick et Roman Wald Lasowski (1992), Valéry. Jeudi 10 juin 1927 de Richard Jorif (1991) et Proust. Samedi 27 novembre 1909 d’Alain Buisine (1991) — que j’entends examiner d’un point de vue formel, en cherchant à identifier, au-delà d’une saisie purement factuelle, les procédés énonciatifs, figuratifs et narratifs de la quotidienneté et à en dégager les effets. Fondés sur une sorte de dévoiement de la notion de quotidien dans la mesure où ils en déjouent délibérément l’aspect répétitif en élisant une journée particulière sans pour autant, selon les mots de Buisine, « construire une journée archétypale, paradigmatique, à la fois typique et fictive qui condenserait en une seule plusieurs journées » (2001 : 155), ces textes viennent illustrer un aspect de la mise en récit du quotidien.

2 Affaire d’écriture au premier chef, ces biographies se subordonnent à un même enjeu : dans les trois cas, il s’agira de conjuguer l’imaginaire et le document, l’érudition et l’interprétation, en une reconstitution à la fois vraisemblable et savante qui témoignera, surtout, d’une lecture attentive de l’œuvre du biographé. Ainsi apparaîtra un Gide presque plus « paludéen » que nature, un Valéry présenté sous les allures d’un Monsieur Teste qui doit malgré tout sortir de l’anonymat et un Proust qui, longtemps, se sera levé fort tard. Point ici de clivage entre l’homme et l’œuvre, la posture revendiquée relevant entièrement d’un pari singulier, où il s’agit de recréer une « journée particulière », à partir des personnages, des canevas diégétiques et des jeux d’écriture de ces écrivains. Mon propos n’est pas pour autant de creuser cette piste : ma réflexion portera davantage sur les stratégies déployées pour faire advenir un quotidien sans doute factice mais où, néanmoins, le matériau biographique doit non seulement s’écrire au présent mais s’inscrire dans une unité temporelle réduite minimale. La spécificité générique de la biofiction contemporaine procède en bonne part d'une inflexion du registre biographique, alors que « ce qui n'a pas de témoin », pour reprendre l'expression de Puech (1991), devient prétexte à l'élaboration littéraire. Aux procédés de fictionnalisation et de fragmentation, qui permettent de déjouer l'illusion biographique sans rien sacrifier de l'ambition herméneutique, s'ajoute ici une contrainte de condensation qui risque de déporter l'entreprise. Point d'authenticité dans cette appréhension du quotidien, mais plutôt un travail d'écriture qui maintient la tension entre la partie et le tout, entre l'emblématique et l'insignifiant.

Les multiples visages de Gide

3En octobre 1908, Gide a 39 ans : rentré à Paris il y a quelques jours à peine, il file au château de Cuverville, le fief normand de sa femme Madeleine. Ils y recevront les Laurens, du 2 au 12, et Gide mettra le point final à son manuscrit de La porte étroite, en datant la dernière page du journal d’Alissa du 16 octobre, « [c]onsommant définitivement le sacrifice de son héroïne et l’achèvement de son livre », dira le texte. (Wald Lasowski, 1992 : 1233) Trois jours plus tard, il sera de retour à Paris où il retrouve son ami Copeau pour fonder la Nouvelle revue française. Cette courte séquence temporelle permettra une saisie globale du personnage de l’écrivain, toujours montré sous une double facette, éternel nomade sans cesse évadé qui malgré « sa fortune de grand bourgeois propriétaire terrien » (AG : 17) demeure un vagabond, dira Madeleine, « jamais installé nulle part » (AG : 13). Agité, toujours en mouvement, en déplacement, il écrit dans les trains, discute littérature dans les gares, lit en marchant, mais peut passer des journées entières au jardin à étudier les insectes, à observer le « développement des bourgeons sur les feuilles et les arbres » (AG : 99). Multiple, insaisissable, Gide est soit au comble de l’exaltation (AG : 149) ou pétri d’ennui, alors que de longues périodes de neurasthénie (AG : 42) succèdent à la quête effrénée des plaisirs clandestins (AG : 82). L’uraniste et le mari, le protestant et l’immoraliste se conjuguent chez ce Gide tout en manies et précautions vestimentaires, enfilant gilet sur gilet dans un « usage inquiet, inquiétant et saugrenu de la pelure » (AG : 56), dans ces « multiples vêtements qu’il endosse, qu’il retire sans cesse. » (AG : 56) En quatre chapitres numérotés mais non titrés, le portrait se précise, au gré de scènes appelées par l’organisation thématique qui multiplie à loisir les oppositions et les contrastes : ainsi en est-il de la célébrité de Paul Laurens alors que Gide souffre de son insuccès, ou encore du « fétichisme de l’encaustique » (AG : 58) de Madeleine qui rend plus aiguë encore la dissipation sexuelle de Gide. Ces scènes, ces vignettes, dirait Rabaté — qui les définit comme de petites scènes « où se concentre une intensité de vécu » (2006 : 226) —, ne sont que « des indices, des images provisoires où se dit une part de vérité mais qui ne peuvent fonctionner comme l'allégorie d'un sujet unifié. Chaque motif est donc une allusion, une incitation à poursuivre ou à déplacer. Un appel à tresser de nouveaux motifs, à relancer la machine narrative » (2006 : 230).

4Le récit, entièrement au présent et en narration impersonnelle, montre donc un Gide en mouvement, poursuivant ses conquêtes clandestines dans les ruelles, les piscines et les gymnases ou discutant paisiblement avec les villageois de Criquetot ou encore parcourant à grand pas, enveloppé dans son vaste manteau loden et un livre à la main, la grande allée de Cuverville tel un abbé dans sa soutane. La stratégie narrative réussit à rendre intensément présent le personnage, sans rien sacrifier à la dimension interprétative qui innerve le propos :

Gide si fondant, si divers, si multiple, grisé par l’impulsion irrésistible qui, sitôt libéré d’une contrainte, délivré d’un livre, le conduit à « bondir à l’autre extrémité de lui-même ». Habité de mouvements contraires, connaissant mille positions opposées, l’écrivain occupe en lui chacune de ces « possibilités diverses qui, tour à tour, s’appellent Ménalque, Alissa, Lafcadio », ne cessant de se diviser, de s’expulser hors de lui-même, comme le vieux Fleurissoire aspiré par le vide, pour donner vie à chacun de ses personnages. (AG : 24)

5Le quotidien n’apparaîtra qu’à la troisième partie, en une succession de tableautins rythmée par « les coups de cloche répétés de la bonne qui annoncent, avec une stricte régularité, [à huit heures trente], à midi, à seize heures trente et à dix-neuf heures, les heures de repas fixées par Madeleine. » (AG : 96). Le découpage met en relief l’itératif qui sous-tend malgré tout cette journée particulière qui, dans les faits, a débuté le 15 octobre alors que l’aristoloche en pantoufles (AG : 122), réfugié à Cuverville, réussit à respecter « l’impossible programme de travail qu’il parvient si difficilement à remplir » mais dont « il imagine pourtant le rituel quotidien » (AG : 119), comme le faisait si bien le narrateur de Paludes 4. L’emploi du temps se décline au fil des heures. « Presque chaque jour il est au travail dès cinq heures et demie » (AG : 95) : correspondance, annotations, quelques lignes d’écriture ; petit déjeuner, promenade au jardin, séance au piano, repas du midi terminé par un fruit, sieste, randonnée au village, « le thé pris dans le grand fauteuil vert, au coin du feu » (AG : 115), lecture, dîner, chacune de ces activités servant de prétexte à un décrochage narratif, toujours au présent, qui, dans une sorte de digression explicative, établit des raccords analogiques entre cette journée et l'ensemble de la vie de Gide. Un exemple parmi bien d'autres — car le procédé fait système —, ce sera à la faveur de la randonnée au village que l'on connaîtra la sensibilité de Gide à la misère des infortunés et qu'on apprendra qu'il a siégé comme juré au Havre en 1912, ce dont il témoigne dans ses Souvenirs de la Cour d'Assises (AG : 115).

6Le matériau biographique s'inscrit dans les interstices du déroulement linéaire de cette journée paisible, qui culminera à l'aube du 16 octobre alors qu’un événement minuscule prend valeur de séisme à grande échelle : après avoir terminé son manuscrit, Gide décide de se couper les moustaches. Toute la quatrième partie de la microbiographie est consacrée « aux grandes barbes de la pensée, de la littérature » (AG : 130), à la présence du barbier dans l'œuvre de Gide, à sa prédilection pour un Hamlet glabre, à sa lecture émerveillée de l'ouvrage de George Meredith The Shaving of Shagpat, avant de le montrer, rasoir en main, opérant délicatement, faisant progressivement apparaître un nouveau visage, à la stupeur de ses proches :

Curieuse et redoutable beauté de ces traits qui n'ont jamais servi. Laissant derrière lui les dépouilles inutiles, tout le postiche dont le XIXe siècle s'encombre, dont le siècle naissant n'a pas su se défaire, Gide achève d'un trait le siècle barbifère — et s'offre aux regards dans sa ressemblance … (AG : 147)

7La métamorphose a eu lieu, le Gide nouveau apparaît, assignant au texte une sorte de tension narrative rétrospective au sens où cette journée factice prend une valeur particulière, sanctionnant la fin d'une étape : à rebours, chacun des petits faits anodins concourt à ce portrait final. Paradoxalement, c'est par la mise en scène insistante de ce geste qui tranche que se rabat l'isotopie littéraire sur l'isotopie biographique, liant irrémédiablement l'homme à son œuvre, sans que l'on sache si l'homme est nouveau d'avoir achevé son manuscrit ou de s'être taillé la moustache. Le récit a tenu son pari : l'écriture spéculaire, qui renvoyait constamment Gide à son extériorité en le montrant dans ses attitudes les plus anodines, réussit à faire advenir, à la faveur d'un geste insignifiant, un Gide « spectaculaire », strictement réfléchi par le miroir et le regard de l'Autre.

Valéry tel quel5

8À l'inverse, le Valéry de Richard Jorif apparaîtra tel qu'en lui-même. Le quotidien de surface de Gide devient ici une expérience incarnée, vécue de l'intérieur, du fait d'une structure énonciative complexe. Figuré en mondain velléitaire, Valéry, parfois désigné strictement par ses initiales « P.V. » ou sous le vocable « Monsieur P.V. », rêvasse devant son 124e Cahier, tentant vainement d'écrire l'éloge de son prédécesseur à l'Académie française, Anatole France. « Mais rien, ce matin, ne surgirait sous sa plume… » (Jorif, 1991 : 146). Mixte de narration hétérodiégétique, de monologue intérieur et de discours rapporté, l'écriture de Jorif, virtuose, enchevêtre les pensées et le dire et donne largement accès à une intériorité reconstruite mais qui prend appui sur la poétique valéryenne :

Devait-il sceller cette matinée perdue d'une mention singulière, par exemple : « Aujourd'hui, jeudi 10 juin 1927, je m'accuse d'avoir cédé au Vague ? »

Mais dans cette suite de rêveries lucides que constituaient ses éternels Cahiers, la date, fâcheusement, introduisait le discontinu. (: 15-16)

9Le JE de Valéry apparaîtra non seulement sous la forme d'énoncés imaginaires mais dans la reprise exacte, en italique, des formules du maître, telles « le doute mène à la forme » qui revient en leitmotiv. Des citations de l'œuvre apparaissent en exergue de chacune des six parties — « Je ne suis pas toujours de mon avis » (: 11) ; « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie » (: 77) ; « Jamais en paix » (: 89) ; « Tu n'es que l'avenir d'un passé » ( : 103) ; « Il me dégoûte d'être lié à ce personnage que je suis » (: 111) ; « Tel quel » (: 123) — comme autant d'indices thématiques et de supports événementiels. Le quotidien méditatif de Valéry, cette « culture psychique » (: 14) qu'il pratiquait deux ou trois heures chaque matin comme d'autres font de la culture physique, s'incarne ainsi formellement, par la présence de ce JE qui ressasse ses pensées, se relit, s'absout ou s'apostrophe : « Qui te demande d'être, ou de paraître inspiré ? Il suffit de t'y mettre, soupira P.V., de t'y mettre vraiment. » (: 19)

10Le biographe, quoique absent, usera du même stratagème, et se laissera constamment deviner par diverses formes d'interpellations directes, au TU, qui tantôt laissent flotter une indétermination énonciative7 et tantôt induisent un dialogue privilégié avec le biographé :

Où sont-ils, académicien, tes féconds fouleurs d'asphalte ? Gide, de qui t'éloignent sa bougeotte et ses bonheurs kabyles, quand le reverras-tu ? Quittera-t-il seulement sa Normandie et son « Hêtre suprême » pour assister à ta réception ? Rappelle-moi en quelle année vous vous êtes retrouvés André Gide et toi-même, avec Edmond (ce n'était pas M. Teste) dans le parc des Buttes-Chaumont ? (Tu m'objecteras qu'il suffit de consulter le Journal de Gide, bah...) (V : 82)

11Savamment, ce jeu de postures inscrit l'œuvre au cœur même du propos, renvoyant expressément au « goût de P.V. pour les dialogues — où certains ne voyaient qu'un monologue à deux voix » (: 24), à la présence de cet « observateur » qui hante les Cahiers et à cette prédilection de Valéry pour l'estrangeté, ainsi transposée dans le texte : « Au dessert, tu sus très exactement où tu te trouvais : tu étais sous la carapace de la tortue de des Esseintes. » (: 51)

12On en conviendra, l'image est forte, et réussit à traduire l'exacte sensation d'un Valéry en proie à l'ivresse. Le quotidien n'est pas montré, mais vécu de l'intérieur, alors que tout cette journée du jeudi 10 juin 1927 est entièrement vouée à reporter l'écriture dudit remerciement. Comme autant de dérobades, chacun des événements de la trame narrative sert à temporiser : ce sera l'entrevue avec les deux lycéens, le déjeuner pris seul, en ville, le retour à sa table de travail, cette fois dans le petit studio de l'avenue du Bois prêté par une amie (: 87) ; puis, harassé, il saute dans un bus, rentre à la maison, dépose ses papiers, ressort pour une promenade au Bois de Boulogne avant d'assister à la lecture publique, organisée par de ferventes admiratrices, d'un de ses poèmes. La soirée s'achève sur un dîner mondain, où une petite baronne, une madame T. « pleine de mentons » (: 127) et deux curés discutent avec lui de cette fameuse marquise qui sortit à cinq heures.

13Un peu à la manière de Valéry lui-même lorsqu'il se fait biographe — dans son Degas, Danse, Dessin, (1960) par exemple —, le texte joue délibérément de l'anecdote, privilégiant volontiers le cocasse ou le saugrenu8. Marie-Pascale Huglo, dans Métamorphoses de l'insignifiant, a bien montré que le traitement littéraire de l'anecdote consiste à la détacher de son a priori réaliste en problématisant précisément ce rapport au réel par les « usages ironiques, parodiques, métaphoriques ou volontairement ambigu du petit récit “dans la vie” » (1997 : 209). Médiatisé par le recours au cahier de Valéry, le discours biographique met constamment en scène un Valéry en situation, à la fois protagoniste et observateur de la scène.

14Une telle juxtaposition d'anecdotes engage une dynamique narrative singulière. De fait, les six chapitres réinscrivent en filigrane, à la faveur de rêveries dilatoires, les moments-clés de la vie du poète, de la fameuse nuit de Gênes à son séjour londonien, sans que ne progresse pour autant l'écriture de l'éloge d'Anatole France. De fait, un épilogue précisera que lors de son intronisation à l'Académie, le 25 juin suivant, « Paul-Ambroise Valéry ne prononça pas une seule fois le nom de son prédécesseur. » (: 136). Pas de métamorphose spectaculaire à la faveur d'un geste anodin, comme le montrait la journée de Gide, mais un récit ordonné tout entier à la saisie d'un non-événement, sorte de microbiographie sur rien. La figure de Valéry demeure intacte, et le texte se clôt sur le nouvel académicien qui pourtant « frappait tout le monde par son extrême simplicité. » (: 136)

L'homme qui dort : le Proust de Buisine

15La présence assumée du biographe marque d'emblée la singularité de la reconstitution de Buisine : non pas décelable strictement par ses interpellations, comme chez Jorif, mais assumant bel et bien sa posture, et qui plus est, s'exprimant au NOUS, un nous quelque peu décontenancé car son sujet dort toujours9. La solution retenue sera d'entraîner le lecteur dans un double découpage, à la fois spatial et temporel. Heure par heure, les notations au temps présent — « Il est maintenant neuf heures du matin » (Buisine, 1991 : 1310) ; « Il est maintenant dix heures » (: 17), etc. — ponctuent le déroulement de cette journée du samedi 27 novembre 1909 ; vient s'y greffer une visite guidée des lieux de Proust, en une série de cercles concentriques qui vont nous rapprocher du lit. Ce sera, tour à tour, Paris, le quartier — « Ici nous sommes en plein cœur du Paris hausmannien, a priori plus zolien que proustien » dira le texte (: 17) —, Cabourg, le théâtre des Variétés, où on connaîtra le prix exact des baignoires retenues par Proust, la 2 et la 4 à 60F et la 6 à 40F (: 169). Une postface de Buisine vient légitimer une telle débauche de détails, en faisant valoir l'intention esthétique qui la détermine, à savoir la création d'une biographie qui inverse la perspective habituelle ordonnée à l'élection d'épisodes significatifs :

Il s'agit en fait de choisir un site significatif, méritant alors qu'on expose exhaustivement tout ce qu'on voit. Pour une fois ne pas construire une biographie par contraction, par réduction du vécu en quelques centaines de pages (toute biographie ressemble à une tête Jivaro : la miniaturisation fait grimacer), mais par expansion, par décompression, par épanouissement. (: 228)

16Le point de vue, délibérément myope, joue plutôt, pour reprendre les termes d'Henri Scepi, de la « double dialectique du détail, analogique-intégrative d'une part (la partie et le tout), mimétique-informative d'autre part (la représentation et le réel) » (1999 : 48). Je retiens un exemple, entre mille, celui de « l'incroyable doublure en satin parme » du manteau de Proust, détaillée sur trois pages, doublure résultant d'un malentendu entre Proust et son ami Montesquiou. (: 78-81) Proust parade donc sur la digue à Cabourg, en grande tenue, costume gris perle et pardessus assorti, « très et trop élégant comme s'il était à Paris dans un salon mondain » ; ladite doublure fait sensation : « Imaginez un seul instant ce mauve se détachant sur le bleu de la mer ! » (: 79). Cette représentation du dandy en plein vent, où « tout le monde se montre Marcel du doigt », donne lieu à une autre lecture intégrative, cette fois, qui met en lumière un Proust assumant son évident décalage vestimentaire : et la doublure de satin d'apparaître ainsi comme l'emblème d'une provocation revendiquée, qui instaure sciemment « une distance, une énorme distance entre lui et les autres. » (: 81) Tout le chapitre cabourgeois devient alors, « de cravates vert d'eau nouées au hasard » en « gants gris de perle dépareillés » prétexte à désigner « le constant refus de l'isotopie et de l'isochronie en tout lieu et à toute époque. » (: 82)

17Le procédé, récurrent, s'abreuve à de multiples sources : le Figaro, par exemple, qui décrit le formidable brouillard de ce jour-là (: 14), la visite du roi Manuel (: 23) et la vente aux enchères de l'atelier de Gustave Jacquet (: 103), autant d'échos de l'époque qui servent de prétextes à de longues digressions sur la liturgie des fumigations, les ambitions mondaines de Proust et ses goûts et dégoûts esthétiques. La correspondance officielle, les billets doux de Reynaldo Hahn, l'inventaire minutieux de la chambre par Céleste, comme autant de foyers descriptifs, ajoutent encore au cumul des détails et viennent parfaire le portrait en juxtaposant l'image sociale et la saisie intime11.

18Mais voilà que Proust s'éveille. Il est maintenant midi et la description de sensations peut prendre le relais :

En dépit des opaques rideaux qui veulent combattre le plus efficacement possible toute pénétration de la lumière dans le sanctuaire, quelques malicieux rayons de soleil s'acharnent à filtrer à travers la barrière des étoffes, jouent sur les meubles de la chambre et s'assoient sur les chaises. Amusé, presque heureux malgré cette extrême fatigue qui le saisit dès qu'il se réveille, Marcel ne peut s'empêcher de fixer toute son attention sur deux minuscules taches de clarté qui éclairent son drap, de suivre leur mouvement, à peine perceptible, au rythme de la très légère oscillation du rideau à la fenêtre. Il ne peut s'empêcher de se réjouir de l'indiscrète présence de cet ami souriant en se rappelant fort confusément — c'est plus une atmosphère lumineuse qu'un souvenir précis — certains dimanches de son enfance puisque aussi bien le dimanche est par définition le jour du soleil. (: 41)

19Une perception sensible, elle aussi nourrie de détails absolument insignifiants, ajoute encore à la vraisemblance, documentant la réalité au plus près. Enchevêtrée au récit de petits faits plus ou moins remarquables — Proust utilise pour sa toilette 20 à 22 fines serviettes par jour (: 118) ; il n'a pas toléré qu'on laisse planer la rumeur de salaïsme12 à son sujet ; il a commandé une sole chez Larue (: 198) — cette écriture du minuscule, qui cherche à capter l'instant, s'apparente à la poétique proustienne, telle que dégagée par Buisine :

Voir le réel sous forme de nature morte convient bien aujourd'hui à Marcel Proust qui, en rentrant dans l'écriture de La Recherche comme on entre dans les ordres en renonçant au monde, a accepté de mener le travail du deuil du réel qu'il faut d'abord perdre pour ensuite assurer sa résurrection littéraire. Tout ce qui l'entoure, il ne le voit plus que « dégagé de l'instant, approfondi, éternisé ». (: 201)

〜 ∞ 〜

20Ces trois biofictions, rapprochées sur la foi d'une contrainte commune, celle des vingt-quatre heures, présentent néanmoins, on l'a vu, d'indéniables singularités formelles qui permettent une saisie contrastée des modalités du récit. Le Gide et son énonciation débrayée, au IL, sa focalisation externe et son écriture au présent, inscrit sa narration impersonnelle sous le joug d'un événement minuscule ; le Valéry et ses interpellations du TU, sa focalisation interne et sa temporalité intercalée, tisse plutôt un discours autour d'un non-événement ; le Proust, avec le recours au NOUS et sa focalisation à foyers multiples, refuse l'événement en le faisant crouler sous une prolifération de détails, et se fait description.

21Presque trop systématique (mais comment l'éviter lorsqu'elle s'impose avec autant d'évidence ?), cette mise en regard permet en outre de décliner tout le paradigme du quotidien, qui recouvre et conjugue la temporalité, la récurrence et l'insignifiant. Sans perdre de vue qu'il s'agit ici du quotidien de l'autre, facticement saisi dans l'immédiat de sa vie, dans son habitat, dans ses rituels, à travers ses amitiés et ses amours, sa présence plus ou moins incarnée dans la géographie de son temps. Je laisserai le dernier mot à Buisine et son interprétation paradoxale des manies de Proust :

Toute son existence quotidienne est rituellement organisée selon d'immuables protocoles afin d'être plus efficacement libérée des servitudes du réel. Tant et si bien qu'il serait absurde de croire, à la lecture de ce livre, que les manies de Proust représentent de sa part une plus grande attention, presque une aliénation à la médiocrité du quotidien. Tout au contraire, en leur excès même, elles délivrent le sujet, le spiritualisent. Plus Marcel écrira, plus sa vie sera rigidement et maniaquement agencée.

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Notes

1  Cette réflexion s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur la biographie imaginaire d’écrivain subventionnée par le CRSH et menée avec Robert Dion de l’Université du Québec à Montréal. Anne-Marie Clément et Caroline Dupont ont participé à la pré-recherche : qu'elles en soient ici remerciées.

2  On pourrait imaginer qu’elles s’inspirent du projet de Gorki, Une journée du monde entier, alors que des écrivains du monde entier devaient rendre compte de leur journée du 27 septembre 1935. (Buisine 2001 : 154). La collection n’aura fait paraître, au total, que huit titres : aux trois textes retenus s’ajoutent encore, de Jean-Jacques Brochier, Pour Sartre : le jour où Sartre refusa le Nobel (1995) et Maupassant : jeudi 1 er février 1880 (1993),de Jacques-Pierre Amette, Stendhal, 3 juin 1819 (1994), de Jean Tulard, Napoléon. Jeudi 12 octobre 1809 le jour où Napoléon faillit être assassiné (1993) et de Howard Chandler Robbins Landon, Mozart. Samedi 12 novembre 1791 (1993).

3  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention AG, suivie du numéro de page.

4  On l’avait pressenti, et le texte va le préciser en reprenant les pages de Paludes consacrées à cet agenda singulier, qui tient le compte des engagements non respectés.

5  Notons au passage que Valéry s’était proposé de composer un recueil de poèmes en prose dont chacun eut commencé par l’une des 24 lettres de l’alphabet (K et W exceptés) et qui aurait pu prendre la forme d’un roman qui eut suivi les 24 heures du jour (Valéry, 1976).

6  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention V, suivie du numéro de page.

7  Par exemple : « Tu soupires et maugrées, Paul-Ambroise, en posant devant toi ces feuilles de brouillon que des amateurs obliquement éclairés se disputeront quelque jour sous un marteau d'ivoire : ne sais-tu pas, Lionardo, que ta cote est au plus haut, et à ta mort … / Mais il ne s'agit pas de mourir, il s'agit de venir à bout du Remerciement. Tu peux bien, encore une fois, proférer : “Ça m'emmerde, ah oui ! ça m'emmerde !” […], il faut en finir. » (: 18)

8  J'en veux pour exemple ce passage, ironique à souhait : « Une fois, dans un café, qui n'était pas celui où tu viens d'entrer, tu n'as pu te retenir. André [Gide] venait de laisser tomber un mot énorme : abnégation. Tu t'es précipité vers le garçon, “Vite, des serviettes humides ! De la glace ! Il abnègue !” Déjà, “l'observateur” s'attachait à tes pas car cette anecdote a fait le tour du Tout-petit-Paris littéraire. » (: 84-85).

9  Ainsi : « Paris est déjà bien éveillé, et Proust dort encore. Si rien ne vient modifier son habituel emploi du temps, il n'y aura pas de journée de Marcel Proust, et nous en serons pour nos frais. S'il en va de ce samedi d'automne comme des jours précédents, il dormira toute la journée, et cet ouvrage, sans fonction véritable, devra se contenter de constater le sommeil plus ou moins agité de son protagoniste. Il n'y a plus qu'à souhaiter qu'un événement exceptionnel vienne déranger le repos du romancier. » (Buisine, 1991 : 14)

10  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention P, suivie du numéro de page.

11  Une bibliographie, en fin d'ouvrage, dresse « la liste des livres, des catalogues, des revues et des journaux qui ont permis l'élaboration de cette journée de Proust. » (: 215) Classés par chapitres, ces documents renvoient, par exemple, à l'architecture et à la décoration de l'époque, à la description de l'aventure immobilière de Cabourg, aux journaux des frères Goncourt, à la pièce de Feydeau à laquelle assistent Proust et ses amis, etc.

12  Le texte dit : « Sur cette question, Proust est, et demeurera toujours, absolument intraitable. En aucun cas le “salaïsme” (comme disent entre eux Marcel et les frères Bibesco pour désigner l'homosexualité, d'un terme dérivé du nom de Vacaresco de Sala, sans doute un ami de d'Antoine Bibesco “soupçonné” d'homosexualité) ne saurait être en public un objet de plaisanterie. » (: 127)

Bibliographie

BUISINE, Alain (2001), « Écrire des biographies », Revue des sciences humaines, no 263, p. 149-159.

BUISINE, Alain (1991), Proust. Samedi 27 novembre 1909, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès (Une journée particulière).

HUGLO, Marie-Pascale (1997), Métamorphoses de l'insignifiant, Montréal, L'univers des discours.

JORIF, Richard (1991), Valéry. Jeudi 10 juin 1927, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès (Une journée particulière).

PUECH, Jean-Benoît (1991), « Ce qui n'a pas de témoin », dans Jean-Benoît PUECH et Dominique RABATÉ [dir.], Cahier Louis-René des Forêts, Paris, Le temps qu'il fait.

RABATÉ, Dominique (2006), Le chaudron fêlé. Écarts de la littérature, Paris, José Corti.

SCEPI, Henri (1999), « Fragments et décomposition : de la prose artiste à l'écriture décadente, une autre manière de penser le détail », dans Liliane LOUVEL [dir.], Le Détail, Poitiers, La Licorne (Hors série, colloques, no 7), p. 47-60.

VALÉRY, Paul (1976), Alphabet, Paris, Auguste Blaizot.

VALÉRY, Paul (1960), Degas, danse, dessin, Paris, Gallimard.

WALD LASOWSKI, Patrick et Roman (1992), André Gide. Vendredi 16 octobre 1908, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès (Une journée particulière).

Notice biobibliographique

Frances Fortier est professeure au Département de lettres de l'Université du Québec à Rimouski et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Ses recherches actuelles portent principalement sur les fictions contemporaines, qu'elles soient narratives ou biographiques. Elle a publié plusieurs études sur ces sujets dans des revues et elle a participé récemment à plusieurs ouvrages collectifs publiés en France et au Québec (dont celui dirigé par René Audet et Andrée Mercier intitulé La littérature et ses enjeux narratifs (2004)) et rédigé, avec l'équipe ASTER, l'ouvrage intitulé Le déluge et ses récits : points de vue sémiotiques (2005).

Pour citer cet article :

Frances Fortier (2007), « La contrainte des vingt-quatre heures. Le quotidien dans trois microbiographies contemporaines », dans temps zéro, nº 1 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document82 [Site consulté le 28 November 2023].

Résumé

L'article met en regard trois biofictions contemporaines qui relatent une journée particulière de la vie d'un écrivain : André Gide. Vendredi 16 octobre 1908 de Patrick et Roman Wald Lasowski (1992), Proust. Samedi 27 novembre 1909 d'Alain Buisine (1991) et Valéry. Jeudi 10 juin 1927 de Richard Jorif (1991). Au-delà de la contrainte des vingt-quatre heures, ces mises en récit du quotidien de l'autre, factices il va sans dire, font jouer les diverses dimensions du terme - la temporalité, la récurrence et l'insignifiant - par le biais de procédés énonciatifs, figuratifs et narratifs qui viennent en spécifier le registre.

This paper compares three biofictions that, in each case, relate one specific day in the life of an author: Patrick and Roman Wald Lasowski’s André Gide. Vendredi 16 octobre 1908 (1992), Alain Buisine’s Proust. Samedi 27 novembre 1909 (1991) and Richard Jorif’s Valéry. Jeudi 10 juin 1927 (1991). In addition to the formal constraint of restricting the text temporally to a twenty-four-hour period, these biofictions all focus on the imaginary reconstruction of the everyday life of the Other, and explore the constituents (temporality, repetition, and insignificance) of the paradigm that defines the expression "everyday life", by the use of enunciative, figurative, and narrative forms and devices.

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ISSN 1913-5963