Anne-Marie Clément et Caroline Dupont

Quignard et La Bruyère

La biographie en mode mineur

Il n'y a rien à dire, et nous venons, sans que, à proprement parler, nous y ayons beaucoup donné les mains, à l'heure où nous venons. Nous arrivons tout à coup, après que plus de sept mille langues, durant des millénaires, ont parlé, et après qu'elles se sont retirées.

Pascal Quignard1

1L'écriture biographique contemporaine emprunte aujourd'hui des trajets originaux qui s'écartent du modèle conventionnel. Les trois dernières décennies ont donné lieu à l'éclosion de formes hybrides variées qui mélangent les genres, entrecroisent vécu documenté et vie imaginaire, ou encore proposent des équilibres nouveaux entre la place faite au biographe, à son modèle et à la relation qui s'établit entre les deux. De plus, les récits de vie adoptent des formats variés qui vont de la somme biographique au biographème en passant par le recueil de vies. Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère 2, qui insère le biographique entre ses pages d'une façon toute particulière, appartient à ces nouvelles écritures. Dès le titre, Pascal Quignard annonce qu'il a choisi d'associer l’auteur des Caractères à sa réflexion sur le fragment. Il ne fait aucun doute que l'œuvre de Jean de La Bruyère, par sa composition fragmentée, soit un élément stimulant à une telle réflexion. Mais Quignard ne se contente pas du seul point de vue de l'essayiste, lecteur minutieux des Caractères, il y adjoint le regard du biographe à travers un récit partiel et morcelé de la vie de La Bruyère. Ignorée du titre qui se réclame uniquement de l'essai, comptant peu de pages, parsemée sur l'ensemble du texte, c'est donc une biographie en mode mineur qu'offre ici Quignard, une sorte de négatif de la biographie plus traditionnelle qui toujours met en évidence le nom du biographé, qui se veut riche d'une documentation exhaustive et qui se présente d'un seul souffle, dans le respect de la chronologie d'une vie.

2Lorsque l'auteur propose cette biographie partielle et fragmentée de Jean de La Bruyère, entremêlée à une réflexion sur le fragment, il fait le choix d'une forme singulière qu'il convient d'interroger en regard de la question de l'écriture biographique. À l'instar d’Alain Buisine, pour qui le projet biographique correspond à « une mise en forme interprétative, impliquant une certaine adéquation entre la forme littéraire de la biographie et l'œuvre-vie dont elle veut rendre compte » (2001 : 151), nous considérons qu'il est pertinent de s'arrêter aux choix formels retenus par le biographe. Il s'agira d’abord de voir en quoi la juxtaposition de l'essai réflexif et du récit biographique peut être pertinente au sein du projet biographique, et donc de quelle manière elle influe sur la constitution de la relation que Quignard établit entre La Bruyère et lui. Il importe également de réfléchir sur le choix électif de La Bruyère par Quignard en s'arrêtant à ce que ce dernier décide de retenir de la vie et de l'œuvre de l'auteur des Caractères, ainsi qu'à la nature du portrait qu'il en livre. L'examen des différentes postures qu'adopte Quignard à l'égard de La Bruyère au fil des chapitres permettra par ailleurs d'interroger le caractère dialogique de la relation entre les deux écrivains. Nous tenterons de voir comment Une gêne technique, autant par sa forme que par son propos, réalise le récit de la relation biographique, un récit donnant à lire, en sous-texte des propos de Quignard sur La Bruyère, ce que ce dernier nous dit de son biographe.

Une forme interprétative

3Pascal Quignard, s’il n’est l’auteur d’aucune biographie au sens traditionnel et générique du terme, n’en pratique pas moins, dans les Petits traités, l’écriture de récits de vie d’écrivains des siècles passés, certains notoires, d'autres oubliés. Bruno Blanckeman, qui a étudié ce corpus, a montré l’importance de l’enjeu de ces rencontres que provoque Quignard entre lui et ces écrivains :

Phagocyter des figures d’écrivains représente alors une [...] forme de prospection autobiographique décalée […] L’identité s’apprend, s’éprouve, se fantasme dans la projection de connivence hors siècle. D’une résurrection à une autre, se dégage une représentation archétypale de l’homme de lettres, celui à qui l’encre tient lieu de sang, le papier de peau et dont la vie se confond avec celle du Texte. Quignard se présente comme un avatar de cette figure idéelle, le lettré. (1999 : 91-92)

4Ainsi, dans les Petits traités pris comme un ensemble, la démarche biographique se réalise à travers une pluralité de récits de vie d’écrivains et s’accompagne d’une quête autobiographique qui toujours vise une figure idéelle, celle du lettré. L’opuscule Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère– et quelques autres ouvrages de Quignard3 – relève également de l’écriture du traité. S'il n'est ici nullement question de rhéteurs, de Rome ou de Grèce antique, on y reconnaît tout de même la manière de Quignard sous les traits de celui que Gilles Declercq dénomme « l'écrivain restaurateur » et dont l'œuvre naît « de la rumination d'œuvres rares, choisies parmi les lettres antiques et renaissantes, méditation issue d'un cabinet d'amateur » (2004 : 234). Dans Une gêne technique, on retrouve ce Quignard méditant sur une œuvre ancienne et sur l'auteur dont elle est issue, amalgamant à sa réflexion des moments de la vie de l'auteur des Caractères. On remarquera que le portrait qu'il y trace de La Bruyère, lecteur et, à l'occasion, traducteur d'auteurs antiques, fait écho à sa propre expérience. Par delà une commune préoccupation des deux écrivains pour le fragment, Quignard installe ici une autre forme de connivence, celle-ci s'élaborant à partir de traits biographiques.

5Apparentée aux Petits traités, Une gêne technique offre par ailleurs l'avantage de permettre l'observation, au plus près, de la mise en œuvre de la relation biographique parce qu'elle s'attache de façon relativement plus élaborée à la personne d’un seul écrivain. Dans ce texte, l’auteur pratique une écriture qui se partage entre une réflexion sur le fragment et le récit partiel de la vie de Jean de La Bruyère. L’ouvrage se subdivise en quinze chapitres : les uns sont centrés sur quelques éléments de la vie de La Bruyère et constituent le noyau biographique où s’additionnent portrait, parcours-éclair d’une vie, épisodes particuliers concernant la réception de l’œuvre, scène imaginée de l’écrivain à sa table d’écriture. Les autres chapitres, consacrés à la réflexion de Quignard sur ce « fragmentaire contre lequel on lutte ou auquel on cède » (UG : 36), explorent essentiellement les pensées contradictoires de l’auteur à l’égard du fragment, lui qui éprouve à la fois « le dégoût où plonge la forme littéraire du fragment, l’irritation que cette forme suscite, le peu de plaisir qu’elle est capable d’offrir », mais aussi « la fascination qu’elle exerce, et la nécessité sous laquelle elle tombe, et qui n’est pas si soudaine, ni si neuve, ni si hasardeuse4 » (UG : 29). Quignard aborde les paradoxes, les exigences, les indéterminations du fragment à travers les œuvres d'auteurs d'époques diverses, principalement La Bruyère et, dans une moindre mesure, d’autres auteurs tels Montaigne, Pascal, Héraclite, Nietzsche. Mais il traque également le fragmentaire dans ses manifestations autres que scripturales, établissant des corrélations entre l'humain et la nécessité d'une pensée du fragmentaire. Ainsi à la figure de l’homme primitif tenant un fragment de pierre ou de branche d'arbre à la main, il associe l'image de ces « [m]ains rompant, brisant la nature, arrachant une sorte de morceau de monde au monde » (UG : 30) et, à la discontinuité de l’opération de penser, il allie une écriture « sous la forme d’un petit spasme rhétorique – une manière de court-circuit, de brusque paradoxe ou d’ellipse » (UG : 31). Même les ruptures de la naissance et de la mort se présentent comme allant « dans le sens d’une expression humaine structurellement fragmentaire » (UG : 32).

6Sur le plan formel, la juxtaposition des segments biographiques et des segments réflexifs au détriment d’une plus intime fusion des deux éléments développés se concrétise à travers le choix du fragmentaire qu’adopte Quignard, lui qui, pourtant, avait conçu de rédiger ces pages « de façon ordonnée et suivie, dans un ton, faute d’être ample, du moins soutenu […]. Mais paresse encore. Dégoût qui n’a pas de remède devant les phrases creuses qui meublent entre les arguments » (UG : 75-76). Ainsi, dans l’espace du livre, y a-t-il un aménagement qui assure la proximité des deux discours sans pour autant vouloir les lier. De plus, la segmentation de l’espace consacré au récit de vie va donner au biographe la liberté de varier les angles d’approche, tant dans le style que dans le contenu, ou dans l’attitude à l’égard du biographé, Quignard choisissant tantôt la posture du biographe-chroniqueur, tantôt celle de l’essayiste, tantôt encore celle de l’écrivain d’un biographème imaginaire.

7Cette construction littéraire qui fait cohabiter l’essai sur le fragment et la biographie de Jean de La Bruyère comporte des exigences et incite à examiner la relative dépendance de ces deux types de discours. La Bruyère étant lui-même un écrivain qui pratique l’écriture fragmentaire, d’emblée, il n’est pas étonnant de croiser son nom dans la réflexion de Quignard. Toutefois, si la composition des Caractères peut servir d’illustration aux propos de l’essayiste, il ne faut pas pour autant réduire la narration de la vie de l’auteur des Caractères au seul rôle d’exemplum rhétorique et ainsi subordonner totalement le récit biographique à l’argumentaire de Quignard sur le fragment5. Il demeure en effet que l’ampleur et la distribution de la narration biographique sur l’ensemble de l’ouvrage, son occupation des lieux stratégiques que sont l’incipit et la clausule, ainsi que ses particularités énonciatives et scripturales laissent entrevoir que la part biographique d’Une gêne technique désigne autre chose qu’un discours subordonné, et que l’ouvrage, par sa forme spécifique, propose plutôt une mise en œuvre singulière d’une relation biographique entre les deux écrivains. En effet, en optant pour une fragmentation et une intercalation des discours, le biographe choisit déjà des conditions où s’échafaude la narration d’une vie, mais dégagée des ambitions totalisantes qui accompagnent généralement ce discours et où se met en place une relation biographique en devoir d’endosser l’incertitude liée à la variété des angles de saisie, selon qu’il s’agisse du biographe-chroniqueur, de l’écrivain méditant sur le fragment ou de l'auteur d'un biographème imaginaire. Nous verrons comment cette variabilité d’approches se traduit également par une conduite pour le moins changeante de Quignard à l’endroit de La Bruyère, le biographe adoptant tour à tour une attitude de rejet, d’adhésion ou d’appropriation.

8Il faut voir, croyons-nous, dans l'adoption de cette disposition formelle davantage qu’une simple stratégie d’organisation des textes. La forme fragmentaire n’est pas fortuite chez Quignard, mais rattachée à sa façon de penser l'essai. Rappelons les paroles de l'auteur au cours d'un entretien réalisé lors de la publication en format Folio des Petits traités (1997) :

Je trouve insupportable ce « happy-end » systématique de l’essai, voué à la conclusion fade et rassembleuse. Je préfère la tension baroque où, comme dans les suites de Bach, on choisit deux thèmes qui s’entrechoquent, que l’on fait danser en majeur ou en mineur sans qu’ils se réconcilient jamais dans la paix sinistre de la synthèse.

9Ces propos conviennent tout à fait à Une gêne technique, qui applique cette écriture de tension plutôt qu’une écriture visant la synthèse, une écriture nourrie de doutes et de paradoxes, un « exercice d’inquiétude aux antipodes du discours de maîtrise » (Roger, 2005 : 49). Et c’est à travers le prisme de cette pensée singulière que « l’œuvre-vie » de La Bruyère est restituée.

Jean de La Bruyère : un choix électif

10La réflexion de Quignard porte sur le fragment, et c’est dans les limites de cette réflexion que se pose la question du choix de l’auteur biographié. Quignard, laissant de côté les écrivains modernes du fragment au profit de La Bruyère, marque son intérêt pour une certaine praxis, pour l’origine ancienne, première du livre de fragments. En effet, La Bruyère est présenté comme étant celui qui « passe pour être le premier à avoir composé de façon systématique un livre sous forme fragmentaire » (UG : 16). De ce fait, Quignard installe, dans Une gêne technique, cette tension qui lui est familière – tension archaïque selon l’expression de Blanckeman (1999 : 84) – où se marque, sous divers aspects, son inclination pour ce qui est lié à l’ancien, à l’originel. Par le détour de la vie de La Bruyère, Quignard peut ainsi prolonger sa propre réflexion sur le fragment. Du même coup, il offre une perspective particulière sur la vie et l’œuvre de cet écrivain, ce qui va, croyons-nous, dans le sens d’une certaine réhabilitation de l’image d’un La Bruyère, auteur classique, dont la renommée est aujourd'hui en grande partie liée à l’institution scolaire6.

11Si Quignard choisit La Bruyère comme figure d'écrivain essentielle à son propos, c'est aussi parce qu'il juge que l’origine de la querelle du livre fragmentaire et de l’irritation suscitée par ce genre remonte à la parution des Caractères, en 1688. De tous les événements reliés à la publication et à la réception des Caractères, Quignard ne dit mot du succès obtenu – le livre ayant tout de même connu huit rééditions avant la mort de son auteur –, mais retient essentiellement le débat orageux que suscita la parution de l’ouvrage. Tous s’accordaient sur la nouveauté de l’œuvre, mais cette nouveauté fut mal reçue et les attaques à propos du manque de composition, de l’absence de liaisons furent nombreuses. Certains allaient jusqu’à décréter que ne pouvait être considéré comme un livre cet amas de bouts de textes. La Bruyère désavoua, en son temps, le caractère fragmentaire de son œuvre, arguant, dans la préface à son discours prononcé à l'Académie française7, que « le plan et l'économie du livre des Caractères » obéissait à un projet unifiant et conclusif où les quinze premiers chapitres consacrés aux humains n'étaient « que des préparations au seizième et dernier chapitre » et à « la connaissance de Dieu » ([1694], 1967 : 485-486). Mais le raisonnement de La Bruyère ne convainc guère, d'autant que l'on sait que cette préface constituait, pour l'essentiel, une riposte de l'auteur aux attaques dont le Discours de réception, prononcé et publié l'année précédente, avait fait l'objet. Comme le souligne Julien Benda, la situation révèle un La Bruyère qui, même s'il est en rupture avec l'esthétique de son époque, demeure fidèle à la doctrine littéraire pour qui le manque de composition constitue une faute. La Bruyère appartient à une époque charnière et « marque ce moment pathétique où, par la force de l'histoire, l'écrivain ouvre une ère nouvelle, cependant que, par sa formation, par ses racines, il croit encore à celle qu'il clôt. » (Benda, 1967 : XX)

12On comprend l’intérêt sélectif de Quignard pour cet épisode de la vie littéraire de La Bruyère. La polémique rejoint ses préoccupations : sa propre méditation sur le fragment, en une sorte d’écho thématique et formel, soulève précisément la question de l’absence ou de la présence de liaisons dans les écrits par fragments. La possibilité même du fragmentaire est mise en doute. Quignard remet également en question la nature fragmentaire de certaines œuvres. Lui-même, lecteur de La Bruyère, mais aussi lecteur de tous les écrivains de fragments qui lui succédèrent, s’interroge sur la prétention de nombre d’œuvres contemporaines à se dire fragmentaires. Comment, sans nier l'acte liant qu'est la lecture, peut-on « assurer une réelle non-solidarité entre des fragments qui tombent inévitablement sous le coup de la succession » (UG : 64) ? Quignard cherche sa réponse dans la lecture de La Bruyère, tirant profit de la distance temporelle qui sépare les Caractères des œuvres fragmentaires modernes. Il trouve « beaucoup plus de rupture dans La Bruyère que dans Joubert, Valéry, Alain, Cioran, Leiris, Blanchot, moins d'unité, des procédés plus variés et plus riches, moins de réitération, moins de posture, moins de facilité, de piétisme, de trucage, de badauderie. » (UG : 68) Il considère que La Bruyère atteint cet objectif par une écriture ingénieuse qui cultive « la dismorphie des fragments » et « la variété des attaques » (UG : 65). Pour illustrer cette « richesse dans les tours », Quignard en propose une liste longue et inachevée dont nous citons ici le premier tiers :

Ce sont des petits problèmes curieux posés tout à coup laissant la réponse incertaine, un emportement brusque, une remarque tendre, ou une confidence mélancolique, un cri violent qui paraît arraché, une maxime plus sentencieuse, une définition sèche, une allusion réaliste, une petite dissertation grammaticale, une hébétude qui se révèle une lourde malice, une argumentation philosophique plus scolaire, une petite scène de roman, une objurgation morale, une métaphore longuement filée, une question délicate [...] (UG : 66-67).

13Ainsi Quignard choisit-il La Bruyère parce qu'il est écrivain de fragments, mais aussi pour l'intérêt biographique et historique que suscitent l'homme et son œuvre en regard de la question du fragmentaire. Ce choix de La Bruyère, qui d'emblée vient réitérer l'attachement de Quignard pour l'originel et l'ancien, va donc lui permettre de scruter ses inquiétudes actuelles à propos de l'écriture fragmentaire, à la lumière de l’œuvre écrite et d'épisodes de la vie du biographé. Ajoutons que l'existence de lacunes documentaires dans la vie de La Bruyère ne constitue pas une entrave à la proposition biographique élaborée dans Une gêne technique. Elle semble au contraire s'accorder à la nature du projet quignardien qui adopte, pour l'essai comme pour la biographie de La Bruyère, la forme fragmentaire, d’autant plus que la démarche hautement sélective de Quignard, qui choisit de ne retenir que quelques éléments biographiques, accentue cette déficience documentaire. Peut-être même cette présence de lacunes ouvre-t-elle la voie à la mise en fiction d'éléments biographiques manquants.

La mise en œuvre de la relation biographique

14Si le biographique ne paraît pas avoir formé, du moins pas a priori, le moteur de l’entreprise de Quignard – lui qui ne souhaite pas tant, semble-t-il, s’approprier puis recomposer La Bruyère, homme et œuvre, que proposer une réflexion sur le fragment (ses origines, ses multiples modulations, les possibilités qu’il ouvre, les limites qu’il impose) en prenant pour point de départ la pratique de cet écrivain –, ce biographique se retrouve tout de même à la porte d’entrée d’Une gêne technique, dont l’incipit s’amorce ainsi : « Jean de La Bruyère avait une préférence marquée pour la couleur verte. Il possédait une guitare, à l’aide de quoi il faisait le pitre. Il était laid » (UG : 9). Sur le ton de la vérité assertive – d’aucuns parleront d’« assertion sidérante » (Blanckeman, 2000 : 198-199), de « description particularisante, monstration de détails aussi concrets qu'inattendus » (Declercq, 2004 : 242) –, Quignard énonce points de détail et petits faits le plus souvent assez peu reluisants à propos de son biographé, lequel a en outre la particularité d’être assez méconnu, son œuvre ayant en quelque sorte cannibalisé sa vie. D’une évidente force de frappe, les affirmations juxtaposées du biographe, lors même qu’elles ne semblent pouvoir soutenir la contradiction, prennent pourtant en charge des éléments biographiques incertains, discutables, non documentés. Pour le dire comme Dominique Rabaté, « [a]u contraire de l’aphorisme classique qui use du paradoxe pour énoncer une vérité indiscutable, l’assertion quignardienne vise une vérité nettement plus singulière, à la limite de l’hapax » (2004 : 82). Rapide portrait physique insistant sur cette « laideur » clamée d’entrée de jeu, énumérations ouvrant sur une sommaire représentation psychologique, tous les traits retenus pour décrire La Bruyère – à moins qu’il ne faille plutôt parler des traits décochés à son endroit – dessinent d’une manière pourtant singulière les contours d’un être plus que commun, voire mineur, pour ne pas dire minable :

Le bas du visage pesait et s’épatait. Les lèvres étaient grosses et travaillées par une sorte de moue qui était persistante. Comme tout un chacun il tendait en avant les mains, le nez, le regard dans l’impatience qu’on l’aime, mais à chaque fois qu’il avait espéré de plaire il avait essuyé des dégoûts. Il lui en était resté une espèce de douleur pour le moins sans beauté et enfouie, une espèce de rancissement. Avec cela épais, bourgeois, fidèle, vaniteux, clinquant, inquiet, aigri, avec un ridicule évident, et une extraordinaire pesanteur dans l’humour. […] Il avait cette conviction naïve de ne pas avoir trouvé dans la société la place qu’il se sentait digne d’y occuper. Dans une sorte de minuscule basse-cour au fond de son cerveau il engraissait un petit troupeau de rancunes que le temps accroissait. (UG : 9-10 et 12)

15C’est par de telles singularités que Quignard, usant abondamment du sarcasme, relate en accéléré, dans un style haché menu qui s’harmonise au portrait purement factuel qu’il s’emploie à dresser, la vie d’un La Bruyère dont il retient d’abord le peu d’envergure. À ce portrait cinglant qu’on peut croire de son cru, Quignard ajoute la voix de La Bruyère lui-même ou celle de ses contemporains qu’il convoque comme pour appuyer la véracité de son propos et susciter l’adhésion. Qu’on pense notamment, à titre de preuves celles-là irréfutables du « caractère » du biographé, aux regrets exprimés par Boileau à l’effet que la nature n’avait pas fait La Bruyère « aussi agréable qu’il paraissait avoir envie de l’être8 » (UG : 11), à Valincour qui « note qu’on ne cessait de se gausser de lui et déplorait que la crainte de paraître pédant l’ait jeté dans un ridicule aussi opposé9 » (UG: 11), ou aux lettres de La Bruyère lui-même à Phélypeaux qui le montrent sous un jour « si lourd et si niais qu’il n’est même pas pitoyable10 » (UG : 10). S’investissant dans son texte par la signature de son style, qu’il y appose indubitablement, mais à mille lieues d’établir une relation symbiotique avec La Bruyère, Quignard dessine un portrait où chaque trait, pour parler comme Bruno Clément, « indique et condamne » (2005 : 342). Même la connaissance qu’a La Bruyère des langues classiques, pourtant essentielle à un traducteur des Mœurs et caractères du Grec Théophraste, est-elle qualifiée de « médiocre » par son biographe, qui retient également pour la présentation de son biographé des données familiales triviales connues (la vie chez sa mère, puis chez son frère à Paris, les actions témoignant de son côté ladre), un événement professionnel ramené à peu de chose (son statut de précepteur du duc de Bourbon de 1684 à 168611), mais néglige toutefois son entrée à l’Académie française en 1693. De la même manière, Quignard, sans plus de considération, fait mourir son biographé au détour d’une phrase évoquant le lieu habité, phrase à laquelle il annexe, toujours de façon laconique, une pièce d’archives décrivant brièvement les derniers instants de La Bruyère : « Il logeait à l’hôtel de Condé, que ce fût celui de Paris ou celui de Versailles, où il avait chambre, où il mourut. Une lettre d’Antoine Bossuet nous le fait voir mourir. C’était le jeudi 10 mai 1696. » (UG : 15)

16Ce n’est que lorsqu’il met de côté l’homme La Bruyère pour parler plus spécifiquement de l’auteur de fragments que le biographe, on le verra, parvient à émettre un jugement positif sur son biographé. Remarquons à ce propos la particularité du passage suivant formant la fin du premier chapitre, qui s’amorce par des qualificatifs somme toute assez négatifs pour épingler le personnage sur un plan personnel, qui se poursuit en évoquant le caractère novateur du prosateur et la perfection de la forme qu’il recherche dans ses écrits, et qui se termine par des considérations – parfois positives, parfois négatives – sur l’art du fragment, le tout se reliant cependant avec la dernière phrase, qui associe l’homme à sa pratique scripturale :

Célibataire, morose, narcissique, dans cette langue assez récente que parlent les Français, et qui n’a pas un millénaire, il est le premier prosateur qui se soit attaché aussi assidûment à la perfection de la forme pour le plaisir de sa beauté. On conçoit ce que laisse entendre cette manie harcelante du soin qu’il porte à ce qu’il laisse se détacher de lui par petits morceaux, cette attention au déchet, cette polissure du lambeau ou de la miniature. On fait aisément se correspondre ce corps ne vivant que pour soi et ce goût de l’art pour lui-même. (UG : 12-13 ; nous soulignons)

17Faudrait-il donc comprendre de là que les traits reconnus (ou décochés) à l’homme La Bruyère par son biographe découlent directement de l’art du fragment qu’il a fait sien et qui ne peut faire de lui, par mimétisme, qu’un être socialement atomisé ? Et peut-on dire que le biographe Quignard, pour entrer en relation avec La Bruyère et en l’absence de données biographiques suffisantes, fait le choix de recourir à la forme de l’œuvre pour recomposer la vie, plaçant l’une en surimpression de l’autre ? Plutôt que de s’échafauder, comme c’est généralement le cas, à partir d’analogies entre la vie de l’auteur et l’univers proposé dans ses écrits12, la correspondance qu’établit Quignard entre l’existence et l’œuvre de La Bruyère s’attache en effet à la forme du fragment élue par le biographé. Ce parti pris pour la forme que met de l’avant Quignard explique ainsi tant le lien vie/œuvre développé dans son essai que la relation biographique qu’il entretient avec La Bruyère à travers leur attachement partagé au fragment13.

18Délaissant le ton cinglant de la vérité assertive en même temps que la narration d’éléments plus strictement biographiques, Quignard s’intéresse à La Bruyère écrivain et à la réception de ses Caractères. Il se fait ainsi chroniqueur pour rapporter et commenter les grands faits de l’accueil réservé à ce livre novateur parce que « déchiqueté » (UG : 18), qu’il désigne comme le premier à avoir été composé de façon systématique sous forme fragmentaire. Ce faisant, il distingue la manière des Caractères d'autres pratiques antérieures, qu’il s’agisse notamment de celles de Montaigne, de Pascal ou de La Rochefoucauld, derrière lesquelles il y aurait toujours une forme de cohérence, un quelconque « liant ». Suit alors un long développement sur la reconnaissance du fragment en termes de lucidité aussi bien que de défaite, développement ponctué de considérations historiques à propos de cette forme et intégrant au passage certaines obsessions quignardiennes (fascination pour le corps, pour le monde utérin et la rupture dont témoigne la naissance, pour l’étymologie, pour la musique, etc.). Quignard revient ensuite momentanément à La Bruyère14 pour réitérer le caractère novateur de sa pratique. C’est en effet en 1688 qu’apparaît, avec lesCaractères, « une sorte de système délibéré de la fragmentation volontaire dans la prose française » (UG : 42). S’il renoue ainsi ponctuellement avec La Bruyère en cours d’essai, sa ferveur à l’égard de son biographé peut pourtant paraître bien moindre que celle qu’il voue à confronter des visions contradictoires à propos de l’art du fragment qu’il tente de saisir dans une perspective historique. Quoi qu’il en soit, ce détachement n’est qu’apparent, car Quignard se plaît à faire de La Bruyère, avec ses Caractères, son point d’appui. Ainsi s’emploie-t-il à décrire la façon dont La Bruyère a usé du blanc – une manière qu’il qualifie de « compulsion au blanchiment » (UG : 23) – pour mieux faire cheminer sa propre pensée sur l’usage et l’effet du discontinu à travers le temps. Tout un pan de l’essai se consacre de fait au pouvoir de la discontinuité pleinement accomplie – « cassée » en même temps que « cassante » (UG : 69) – telle que la réalise La Bruyère. Quignard s'y révèle ici moins en biographe qu'en lecteur de La Bruyère qu'il convoque afin de relancer sa réflexion sur d’autres pistes et de conforter son point de vue quant au caractère fabriqué des fragments à une époque où la discontinuité est quasi érigée en dogme :

Les fragments modernes sont curieusement peu étanches, trop solidaires les uns des autres. Mais, dans ce sens, c’est la solution de Jean de La Bruyère qui paraît inégalée. C’est par la disparité des attaques qu’il assure une discontinuité entre les fragments. Cette absolue variété (ce qu’il présente dans les Caractères sous forme d’irrégularité) aboutit à une sorte d’hétérogénéité radicale du texte lui-même (UG : 61).

19Quignard, après avoir soutenu que son biographé, à l’image de La Fontaine, « n’écrivait que les effets de ses lectures », se plonge dans un songe figurant la chambre où vit un La Bruyère « entouré des livres auxquels il doit tout », qui « ne cesse de lire » et qui « prend des notes » (UG : 78). C'est une rêverie où Quignard raconte par le menu la manière d'écrire de La Bruyère, convoquant ses méditations de lectures transformées en petites notes qu'il accumulait jusqu'à la composition des Caractères :

Il note une remarque que porte déjà un souffle plus personnel, et qu’un désir inassouvi aussitôt reforme et prolonge. Il lui semble qu’il ajoute à ce qu’il emprunte ou à ce qu’il nie. Là il extirpe à tout hasard un tour ou une image dont il trouvera ailleurs l’usage. Il se fie par-dessus tout à cet effet d’entraînement, de légère fièvre, à cette cadence qui se saisissent de lui au contact des œuvres des autres. Petit bondissement sous la poitrine qui le fait discuter cette phrase, riposter, rivaliser, cherchant à secourir telle idée d’une image plus forte où à l’étayer d’une scène plus âpre. (UG : 79)

20On voit qu'il ne se contente pas d’élaborer un portrait de son biographé un peu plus reluisant que celui du début. C’est en effet par cette rêverie finale qu’il parvient à entrer véritablement en communion avec La Bruyère, alors qu’on ne sait plus trop bien qui, du biographe ou du biographé, se cache sous le « il » évoqué, tant la pratique scripturale décrite peut s’appliquer aussi bien à l’un qu’à l’autre.

21Plus éloquent encore dans la « minuscule scène de béatitude » (UG : 82) qu’il recrée tout à la fin d’Une gêne technique, Quignard se décrit lui-même comme sujet pensant, éprouvant et, surtout, lisant, qui peut, de là, entrer en communication – sinon en communion – avec l’autre :

C’est une minuscule scène de béatitude. […] Il ne me semble pas qu’il existe de désagréments, de légers malaises ou de solitude qui ne s’effacent devant la communication que durant quelques instants elle permet. Je suis assis dans un fauteuil qui est très proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis. (UG : 82)

22Il est alors possible d’affirmer que la relation biographique en mode mineur exposée au détour d’un essai sur le fragment se noue avant tout entre « fervents des livres », la méditation ainsi que les effets de connivence formelle et intertextuelle qu’ouvrent chez eux la lecture puis l’écriture prenant le pas sur toute autre dimension existentielle.

23Ainsi pourrait-on dire, pour tenter de résumer la relation établie du biographe à son biographé, que Quignard ne s’investit pas de manière subjective dans une telle entreprise autrement qu’en parvenant à former avec ce biographé une communauté d’écrivains. Si Une gêne technique à l’égard des fragments voit sa réédition gratifiée du sous-titre « Essai sur Jean de La Bruyère », c’est moins, on l’a vu, l’histoire d’une vie qui s’y trouve racontée que celle d’une relation biographe/biographé qui s’élabore sur le plan de l’érudition, à partir de la lecture fascinée de « l’apparence fragmentaire » (UG : 72) et donc, ultimement, à travers les figures du lecteur, du lettré, du scribe, autres obsessions de Pascal Quignard. Ce faisant, dans Une gêne technique aussi bien que dans ses Petits traités, Quignard « traque inlassablement sa propre part d’inconnu, sous couvert de fictions méditatives ou de méditations romanesques, qui deviennent, tout souci d’anecdote intime écarté, autant de parcours autobiographiques à l’oblique » (Blanckeman, 1999 : 84). C’est donc par le recours à l’imaginaire qu’il parvient à édifier une filiation que ni le travail du biographe-chroniqueur ni celui de l’écrivain méditant sur le fragment n’avaient rendu possible. Alors que le premier proposait le rejet de l’homme La Bruyère en présentant de lui un portrait repoussant, et que le second devenait le lieu d’une affinité élective entre deux écrivains autour de la forme du fragment, c’est le travail de l'auteur d'un biographème imaginaire, en somme, qui permet vraiment à Quignard de revendiquer une filiation, mais une filiation qui excède la relation strictement biographique, qui la « dépersonnalise » en établissant, par delà la relation des sujets Quignard et La Bruyère, un lien fusionnel entre ce qui en eux coïncide avec les figures du lecteur ou du lettré.

Notes

1  Pascal Quignard (1990 : 511). Ce pastiche de La Bruyère (on se rappelle le tout premier fragment des Caractères : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent »), c'est Declercq qui le souligne pour rappeler qu’« il faut lire l'œuvre de Quignard à la lumière du topos matriciel de l'invention antique et classique : toute parole est écho d'une parole antérieure, on ne peut que redire et reformuler, et faire ainsi œuvre nouvelle et personnelle. » (2004 : 237)

2  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention UG, suivie du numéro de page. Il est à noter que l’ouvrage avait été publié antérieurement (1986) chez un autre éditeur (Fata morgana). Le titre initial, Une gêne technique à l’égard des fragments, ne faisait pas référence à La Bruyère. La plus récente édition correspond à une édition « relue, revue, corrigée, remaniée, recomposée ». Le contenu a cependant été très peu modifié et c’est la plus grande fragmentation du texte de l’édition la plus récente qui constitue la principale différence : quinze chapitres numérotés remplacent les onze segments séparés par des astérisques du texte original et, à l’intérieur de chacun des chapitres, le texte est découpé en paragraphes plus nombreux.

3  Blanckeman mentionne les titres suivants : Rhétorique spéculative, La haine de la musique et Le sexe et l’effroi.

4  Nous verrons que le biographe Quignard transposera sa vision contradictoire du fragment dans son attitude face à l’écriture fragmentaire de La Bruyère, le présentant tour à tour comme fabricant de petites rognures et comme celui qui a le brio de l’attaque.

5  Il est vrai que le titre cible plus directement la part de l’essai et il est possible que le projet biographique soit né ultérieurement, dans la foulée du projet d’un essai sur le fragment. Contrairement au titre original de la première édition (1986), le titre de la version remaniée parue en 2005 désigne nommément Jean de La Bruyère.

6  En effet, rappelons-nous comment Roland Barthes attestait de la pauvreté de la mythologie « hors l’école » de La Bruyère, lui qui ne fut « pris dans aucun de ces grands dialogues que les écrivains français ont toujours noués entre eux d’un siècle à l’autre » (1964 : 221) – et il donnait pour exemple Pascal et Montaigne, Voltaire et Racine, Valéry et La Fontaine. Barthes faisait également remarquer à quel point la critique actuelle s’est peu souciée de renouveler le regard porté sur l’œuvre, cette dernière ne s’étant prêtée à aucun des langages nouveaux du XXe siècle.

7  Cette préface, ainsi que le texte du Discours de réception de La Bruyère, paraissent dans la 8e édition des Caractères.

8  Voir à ce sujet la lettre de Boileau à Racine datée du 19 mai 1687 dans Recueil des textes et des documents contemporains relatifs à La Bruyère (Mongrédien, 1979 : 47).

9  Voir la lettre de Valincour au président Bouhier du 31 octobre 1725 (Mongrédien, 1979 : 128).

10  Quignard fait sans doute référence à l’une de ces lettres fourmillant de banalités que La Bruyère écrit à Jérôme Phélypeaux, comme en fait foi cet extrait on ne peut plus circulaire de celle du 16 juillet 1695 : « Le temps hier se couvrit et menaça de la pluie toute l’après-dînée ; il ne plut pas néanmoins ; aujourd’hui, il a plu ; s’il pleuvra demain ou s’il ne pleuvra pas, c’est, Monseigneur, ce que je ne puis décider quand le salut de toute l’Europe en devrait dépendre ; je crois avec cela, moralement parlant, qu’il tombera un peu de pluie, et que, dès que la pluie aura cessé, il ne pleuvra plus, à moins que la pluie ne recommence » (Mongrédien, 1979: 74-75).

11  Quignard affirme que « [s]on service était peu de chose. Tour à tour le bibliothécaire, ou bien le secrétaire, ou bien le préposé aux clowneries » (UG : 15).

12  De telles filiations établies entre textes et trajectoire existentielle ne se sont en effet pas éteintes avec Sainte-Beuve, mais se poursuivent jusqu’à nous, dans des biographies d’écrivains contemporaines qui s’intéressent non plus tant à la personne de l’auteur qu’au sujet de l’écriture qu’il constitue.

13  Jean-Michel Delacomptée s'intéressera tout particulièrement à la façon dont Quignard construit tout son propos, sur le fragment et sur La Bruyère, à travers l'établissement de correspondances : correspondance entre l'homme et la forme fragmentaire qu'il donne à son œuvre, entre la manière de travailler (prendre des notes à partir de ses lectures) et la manière d'écrire (écrire des fragments). Selon l'auteur, l'idée de correspondance, sans imposer le rapprochement, mais agissant plutôt en « suggérant la réalité d'une relation nécessaire » (2005 : 221), permet à la biographie de se libérer de la servitude de la chronologie linéaire et de s'inventer sous une autre forme, plus éclatée, laissant le sens émaner des correspondances proposées.

14  Cet intermède est donc relativement long. La Bruyère, qui apparaissait au chapitre 3, p. 23, est évoqué de nouveau seulement au chapitre 7, p. 43, ce qui forme une longue absence au sein d’un ouvrage d’à peine quinze chapitres s’étendant sur quelque 80 pages.

Bibliographie

[ANONYME], « Rencontre avec Pascal Quignard, à l'occasion de la parution de Petits traités (1997) » [en ligne]. URL : http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01032030.htm [site consulté le 23 avril 2008].

BARTHES, Roland (1964), « La Bruyère », dans Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, p. 221-237.

BENDA, Julien (1967), « Introduction », dans Œuvres complètes de La Bruyère, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), p. IX-XXII.

BLANCKEMAN, Bruno (1999), « À propos de Pascal Quignard », dans Dominique VIART et Jan BAETENS [dir.], Écritures contemporaines 2. États du roman contemporain, Paris/Caen, Éditions des Lettres modernes (Revue des Lettres modernes), p. 83-97.

BLANCKEMAN, Bruno (2000), « Pascal Quignard : le mal être du lettré », Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert et Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 147-201.

BUISINE, Alain (2001), « Écrire des biographies », Revue des sciences humaines, no 263, (juillet-septembre), p. 149-159.

CLÉMENT, Bruno (2005), « L’intrigue », dans Philippe BONNEFIS et Dolorès LYOTARD [dir.], Pascal Quignard, figures d’un lettré, Paris, Galilée, p. 341-353.

DECLERCQ, Gilles (2004) « L’invention romanesque chez Pascal Quignard », dans Gilles DECLERCQ et Michel MURAT [dir.], Le romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 233-254.

DELACOMPTÉE, Jean-Michel (2005), « La Bruyère selon Pascal Quignard : le biographe et ses liens », dans Philippe BONNEFIS et Dolorès LYOTARD [dir.], Pascal Quignard, figures d'un lettré, Paris, Galilée, p. 219-227.

LA BRUYÈRE, Jean de ([1694], 1967), Œuvres complètes de La Bruyère, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade).

MONGRÉDIEN, Georges (1979), Recueil des textes et des documents contemporains relatifs à La Bruyère, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique.

QUIGNARD, Pascal (1990), Petits traités 1, Paris, Gallimard.

QUIGNARD, Pascal ([1986] 2005), Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Paris, Galilée (Lignes fictives).

RABATÉ, Dominique (2004), « Vérités et affirmations chez Pascal Quignard », Études françaises, vol. 40, no 2, p. 77-85.

ROGER, Jérôme (2005), « L’essai, point aveugle de la critique ? », Études littéraires, vol. 37, no 1, p. 49-65.

Notice biobibliographique

Rattachée au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), Anne-Marie Clément est actuellement chargée de cours au Département de lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski. Elle collabore également à un projet de re­cherche sur la biographie contemporaine d’écrivain dans le cadre duquel elle a dirigé un dossier sur l’ethos du biographe à la revue électronique @nalyses. Coauteure de Les « essais littéraires » aux éditions de l’Hexagone (1988-1993). Radioscopie d’une collection (Nota bene 2000), elle a également publié des articles traitant d’aspects génériques, narratifs ou formels de la littérature contemporaine.

Caroline Dupont enseigne la littérature au Cégep de Rimouski. S’intéressant aux questions du métissage des genres et de la cohabitation, au sein de certaines œuvres littéraires contemporaines, de la fiction et du discours critique, elle a rédigé un mémoire de maîtrise sur la biographie imaginaire d’écrivain publié en 2006 aux Éditions Nota bene sous le titre L’imagination biographique et critique. Elle a également terminé une scolarité doctorale à l’Université du Québec à Rimouski.

Pour citer cet article :

Anne-Marie Clément et Caroline Dupont (2010), « Quignard et La Bruyère. La biographie en mode mineur », dans temps zéro, nº 4 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document673 [Site consulté le 27 November 2023].

Résumé

Dans Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Pascal Quignard propose une biographie partielle et fragmentée de l’auteur des Caractères, entremêlée à une réflexion sur le fragment. En nous arrêtant aux options formelles retenues par Quignard (les enjeux de la coexistence du récit biographique et de l’essai réflexif, l’écriture fragmentaire) et aux diverses postures de biographe-chroniqueur, d’essayiste ou d’écrivain d’un biographème imaginaire qu’il adopte, nous tenterons de saisir comment Une gêne technique, à travers la mise en œuvre d’une relation biographique singulière, donne à lire, en sous-texte des propos du biographe sur le biographé, ce que le biographé permet de révéler du biographe.

In Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Pascal Quignard offers a partial and fragmented biography of the author of Les Caractères that is intertwined with reflections on the literary fragment. In considering Quignard’s formal choices (the challenges involved in the coexistence of the biographical story and the reflexive essay, a form of fragmentary writing), as well as his various postures as biographer, essayist or author of an imaginary biographeme, we will attempt to elucidate the way in which Une gêne technique, through the implementation of a unique biographical relationship, presents a subtext to the remarks of the biographer on his subject that underscores what the biographee can reveal of the biographer.

Retour au dossier >
ISSN 1913-5963