Marcos Eymar

Les derniers mots

Fin de vie et fin de la littérature dans l’œuvre d’Enrique Vila-Matas

De l’ars moriendi à la mort comme œuvre d’art

1« Fais ce que dois, adv… » (2002a : 218) ; « Fi… » ([1991] 2000 : 123) ; « Malgré tout, je préférerais être à Philadelphie » (2008a : 28) ; « Phanadorme, Variane, Rutonai. / Hipalène, Acetile, Somnothai. / Neurinase, Veronin, Good bye » ([1985] 2005a : 36)… Ces phrases, extraites de différentes œuvres d’Enrique Vila-Matas, ont toutes en commun d’être les derniers mots des personnages qui les prononcent ou les écrivent. Inachevées ou humoristiques, elles renvoient au lien complexe qui existe entre le langage et la mort, à la question de savoir s’il est possible de dire les derniers instants d’une vie humaine.

2Dans la nouvelle « Les nuits de l’iris noir », appartenant au recueil Suicides exemplaires, un personnage significativement appelé Catón propose au narrateur un tour dans le cimetière de Port del Vent au cours duquel ils découvrent des dizaines d’épitaphes comiques, touchants ou loufoques (Vila-Matas, 1995b : 93-101). Que ce soit à travers les suicides, les épitaphes, les agonies – sortis de toutes pièces de l’imagination de l’auteur ou inspirés plus ou moins librement d’autres récits littéraires –, l’œuvre de l’écrivain barcelonais nous offre une prolongation labyrinthique de cette macabre promenade.

3L’écrit shandy 1 « L’humour de la mort » semble pourtant tourner en dérision cet intérêt obsessionnel pour les manifestations langagières des agonisants :

Le prestige des épitaphes amena à penser que les derniers mots qu’on prononce avant de mourir ont une importance énorme et qu’ils parachèvent et octroient un sens à la vie de celui qui les prononce. Ainsi on est arrivé à mythifier jusqu’à l’extrême les derniers mots de Goethe : « Lumière, plus de lumière ». En réalité, semble-t-il, Goethe ne demandait pas plus de sagesse, mais à ce que l’on ouvre les rideaux qui le séparaient du paysage. La mode de trouver de bonnes phrases finales fut une manie des Romantiques2.

4Vila-Matas aime répéter les propos de Nabokov selon lesquels « tout grand écrivain est aussi un grand trompeur3 ». Le fait que la récusation du mythe des derniers mots fasse partie d’un texte où sont évoquées, avec une délectation certaine, les phrases finales de Gertrude Stein, Buster Keaton, Italo Svevo et Stravinsky, parmi bien d’autres, incite à voir dans les propos sceptiques de l’auteur l’un de ces procédés d’auto-contradiction et d’auto-ironie qu’il affectionne particulièrement. Or, en dépit de l’inconsistance voulue dont le texte fait preuve, « L’humour de la mort » nous invite à questionner la généalogie et le sens de ce motif essentiel dans son univers narratif.

5Le passage de la vie à la mort a été une préoccupation fondamentale des civilisations anciennes. Le livre des morts, l’un des tout premiers livres de l’Humanité, était déposé dans les tombes égyptiennes pour que les défunts n’oublient pas les formules, les rites et les prières à prononcer dans l’au-delà4 : « Celui qui connaît ce livre, il peut sortir au jour et se promener sur terre parmi les vivants, et il ne peut pas périr, jamais » (Barguet, 1998 : 108). Le même souci du salut spirituel est exprimé par les nombreux ars moriendi du XVe et du XVIe siècles :

Outre cette mort corporelle qui est tant cruelle et terrible, les docteurs de notre foi disent qu’il est une autre mort dénommée la mort de l’âme, qui, sans comparaison est plus terrible et plus abominable que la mort corporelle […]. C’est pourquoi il est bien nécessaire que tout homme sage ait, en l’extrême maladie et à l’heure qu’il faudra que la mort sépare le corps et l’âme, l’art de bien mourir, duquel le présent livre est fait (Anonyme, [1492] 1986 : n.p.).

6Remarquons que le but de cette littérature sur la mort n’est pas de dire la mort, mais plutôt de la vaincre ou, du moins, d’écarter les dangers qu’elle représente pour la vie éternelle du mourant. Même si Vila-Matas affirme que l’un de ses premiers souvenirs est l’image de son grand-père sur son lit de mort et la phrase que quelqu’un prononça à cette occasion – « C’est un homme d’une foi extraordinaire5 » –, l’idée de la « bonne mort chrétienne » est absente de son œuvre littéraire. Étrangère à toute forme de propédeutique religieuse, sa conception de la fin de vie est plus proche de celle de la Rome classique, à laquelle, d’ailleurs, la nouvelle « Les nuits de l’iris noir » rend explicitement hommage. Les épitaphes romaines se présentent souvent comme une conversation entre le défunt et celui qui contemple sa tombe ; leur aspect commémoratif ou célébratoire aspire à soustraire le défunt de la deuxième mort de l’oubli (Bauzá, 2006). Dans cette tradition, la littérature funéraire n’est pas considérée comme un instrument pour garantir le salut de l’âme, mais plutôt comme un dernier témoignage de l’existence de l’individu.

7Bien que l’écrivain barcelonais hérite de cette vision désacralisée de la mort, tournée plutôt vers le monde des vivants que vers l’au-delà, il ne recherche pas dans la fin de vie l’équilibre et la cohérence philosophique qu’exhibent les épitaphes romaines ou les suicidés célèbres de l’Antiquité tels que Socrate, Sénèque ou Caton. Les adieux à la vie qui attirent Vila-Matas sont, au contraire, marqués par la violence et l’excentricité. « L’art est une stupidité » aurait déclaré Jacques Vaché avant de s’empoisonner et d’offrir aussi le poison à un ami (Vila-Matas, 2002b : 89). Ce suicide, de même que celui de Rigaut dans une chambre du Grand Hôtel de Palerme (Vila-Matas, [1985] 2005a : 34), ou celui de Maupassant, qui se croyait immortel (Vila-Matas, 2002b : 208), loin de marquer la soumission lucide de l’être humain à son destin, suppose une révolte, un dernier élan d’inventivité et de vitalité meurtrière.

8C’est en cela que Vila-Matas reste marqué par la vision romantique de la mort. Comme le souligne Philippe Ariès, à partir du XVIIIe siècle la mort n’a plus « la banalité des cérémonies saisonnières » ; elle devient une rupture, « une transgression qui arrache l’homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel » (Ariès, 1975 : 52). Pour les écrivains romantiques, en particulier, le suicide constitue avant tout un geste de révolte vis-à-vis de Dieu et de l’ensemble de la société (Fedden, 1972 : 136). Il ne s’agit plus de se conformer aux lois de la cité ou de la condition humaine, comme chez Socrate ou Sénèque mais, au contraire, de les défier.  

9L’un des changements majeurs provoqués par l’avènement du romantisme consiste à rendre indissociables la vie et l’œuvre de l’écrivain. La littérature n’est plus considérée comme une activité éminemment rhétorique, comme une imitatio artisanale, mais comme l’expression d’une attitude particulière vis-à-vis de la vie. Cette conception est partagée, voire exacerbée, par le surréalisme et le dadaïsme, dont le critique mexicain Octavio Paz souligne à juste titre le caractère « ultraromantique » (Paz, 1974 : 176). C’est pourquoi, en tant qu’héritier direct des avant-gardes, Vila-Matas est aussi l’héritier indirect de bien des postulats de romantisme. Dans son livre Abrégé d’histoire de la littérature portative, il défend « une sorte de littérature qui se caractérise par le fait de ne pas avoir de système à proposer, mais un art de vivre6 » (Vila-Matas, 1990 : 90).   

10Un art de vivre, mais aussi un art de mourir. L’œuvre romantique aspire non seulement à l’originalité et à l’individualité, mais aussi à l’absolu. Cette prétention démesurée la condamne à demeurer fragmentaire. La mort précoce ou violente choisie par tant d’écrivains romantiques transpose sur le plan biographique l’originalité et l’inachèvement propres à l’esthétique romantique. Dans la mesure où la distinction entre la vie et l’œuvre est abolie, la mort individuelle devient l’objet d’une élaboration esthétique analogue à celle de l’œuvre. L’artiste romantique n’attend plus passivement le sort que lui réservent Dieu ou le destin ; il cherche activement sa mort à lui, celle qui, à l’instar de son œuvre, doit pouvoir exprimer sa singularité radicale. Dans l’expression ars moriendi, le terme latin ars désigne une technique, un savoir ; dans « l’art de mourir » romantique, le mot « art » exprime, au contraire, une création esthétique, dissociée de toute forme de récompense dans l’au-delà. C’est ce que pratique Barrymore, personnage de Suicides exemplaires : « Et puis Barrymore dit que c’est tout un art (et rien qu’un art) que de mourir, et qu’il y réussit particulièrement bien7 » (Vila-Matas, 1995b : 137).

La mort-événement ou la fausse mort

11Redevable de l’idée romantique de la mort comme œuvre d’art, le postmoderne Vila-Matas n’en déclare pas moins, à travers les principes de la conspiration shandy, « le refus radical de toute idée de suicide, comme de tout autre tic romantique usé8 » (Vila-Matas, 1990 : 37-38). La parodie de la conception tragique et solennelle de la mort romantique parcourt l’ensemble de Suicides exemplaires. Dans la nouvelle « Le collectionneur de tempêtes », Vila-Matas nous présente un personnage qui orchestre sa mort, son « bel morir », comme une grandiose chorégraphie wagnérienne. Cependant, le dénouement de son « œuvre » ne correspond pas à ses attentes :

Il Maestro n’avait pas eu le temps de réaliser son immense projet. La mort – toujours si drôle et si stupide – lui était tombée dessus avant qu’il ait pu admirer son œuvre achevée […]. Le lendemain, un journal de Milan publiait la nouvelle avec cette sourde ironie : « Mort alors qu’il allait se suicider. » Je suis sûre, quant à moi, qu’Il Maestro, s’il avait pu le lire, aurait trouvé cela aussi drôle et stupide que la mort elle-même9 (Vila-Matas, 1995b : 188).

12Dans la nouvelle « Le couple électrique », un comédien obèse en déroute cherche un partenaire très mince pour pouvoir former un couple comique susceptible de donner un nouvel élan à sa carrière. Après de longues recherches, il finit par le trouver dans le fantôme d’un ami mort. La formation du « couple électrique » exige la mort du narrateur, ce qui ne semble pas le perturber outre mesure : « [L]e mieux est encore d’y aller [à la mort] en riant, avec un bel et tragique manque de sérieux10 » (Vila-Matas, 1995b : 38).

13Depuis le Moyen Âge s’établit en Occident la croyance que l’attitude du mourant donne à sa biographie son sens définitif, sa conclusion (Ariès, 1975 : 42). La mort de Don Quichotte en constitue un bon exemple, puisque peu avant de mourir Alonso Quijano recouvre la raison et abjure ses folles aventures : « Je me sens, ô ma nièce, à l’article de la mort, et je voudrais mourir de telle sorte qu’on en conclût que ma vie n’a pas été si mauvaise que je dusse laisser la réputation de fou. Je le fus, il est vrai ; mais je ne voudrais pas donner par ma mort la preuve de cette vérité11 » (Cervantes, [1615] 1853 : 833).

14Loin de le remettre en cause, le romantisme accentue encore le caractère solennel et épiphanique de la mort. Chez Vila-Matas, au contraire, la mort n’est pas le moment suprême de la révélation, pas plus qu’elle ne constitue un instant particulièrement propice à la vérité ou au dramatisme. Si la littérature de Vila-Matas partage avec la tradition romantique l’esprit de révolte et de négation, l’individualisme farouche et la conception de la littérature comme une « étrange façon de vivre » (Vila-Matas, 1997), elle s’en démarque radicalement par sa méfiance vis-à-vis du moi et du culte romantique de la sincérité. « L’ironie est la forme la plus élevée de la sincérité12 », déclare l’auteur dans Paris ne finit jamais (Vila-Matas, 2004b : 58). Ailleurs, citant Barthes, il insiste sur l’idée que « toute fiction est autobiographique et toute autobiographie est fiction » (Vila-Matas, 2003a : 18).

15Précisément à cause de sa conception traditionnelle en tant qu’« heure de la vérité », la mort devient un moment privilégié pour la mystification, l’ironie et le faux semblant. Le roman Une maison pour toujours [Una casa para siempre] en offre une parfaite illustration. Sur son lit de mort, le père du narrateur raconte à son fils l’histoire de sa rencontre avec sa mère, de leur voyage de noces et des raisons qui le poussèrent à commanditer son assassinat. À la fin du délirant récit, le fils comprend que l’aveu de son père est fabriqué de toutes pièces :

La seule chose qu’à ce stade de l’histoire je comprenais parfaitement était que mon père, en un geste admirable chez un mourant, n’avait pas cessé un seul instant de fabuler, fidèle à son besoin constant d’invention. L’approche même de la mort n’avait pas réussi à lui faire perdre son goût de l’élucubration. Je crus alors qu’il allait vouloir me léguer la maison de sa fiction et la grâce d’y habiter à jamais. Aussi me hâtai-je de sauter en marche dans son train de paroles et lui dis-je tout à coup :

« Vous devez certainement me confondre avec quelqu’un d’autre. Je ne suis pas votre fils. Et pour ce qui est de tante Consuelo, ce n’est qu’un personnage de mon invention. »

Il me regarda, quelque peu contrarié, puis finit par réagir. Il me serra la main avec une grande émotion et m’adressa une sourire de bonheur [sic], le sourire de quelqu’un qui sait enfin que son message a été bien reçu. Avec son inventaire de nostalgies, il venait de me léguer la maison des ombres éternelles. (Vila-Matas, 1993 : 111-112)

16Difficile de ne pas voir dans ce passage une réponse à l’épisode de la mort de Don Quichotte. Alors que, dans les derniers moments de sa vie, le héros de Cervantes renonce au monde de la fiction pour revenir à son ancienne identité, le père de Una casa para siempre profite de son agonie pour fabuler le récit de sa vie et, qui plus est, transmettre à son fils la passion pour la mystification littéraire. Loin de révéler la vérité, la confession finale du père la rend à jamais inatteignable en lui substituant le monde parallèle et autonome de la fiction.

17 Nous touchons ici à un aspect essentiel de la poétique de Vila-Matas : l’affirmation de la primauté ontologique et épistémologique de la littérature vis-à-vis de la réalité extra-verbale. « Ma vie devrait être, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement littérature13 », déclare le narrateur du Mal de Montano (Vila-Matas, 2002a : 251). Ce désir, perceptible dans toute l’œuvre de l’auteur, explique le rejet du suicide affiché dans Abrégé d’histoire de la littérature portative. Alors que la mort romantique affirmait encore une forme de transcendance, la mort chez Vila-Matas n’a du sens que dans l’espace même de l’écriture :

Même si au début, comme nous l’avons vu, le drame de tout shandy avait été de comprendre qu’il était tombé du côté de la mort, on s’aperçut vite que le suicide n’était pas une solution, qu’il ne servait à rien et qu’il ne pourrait trouver sa réalisation que dans l’espace même de l’écriture, que ce soit, comme nous le verrons, par le recours au silence le plus radical, ou bien par l’autotransformation de l’auteur en personnage littéraire, ou en trahissant le langage, ou en s’abreuvant d’alcools forts comme du métal en fusion, ou en dérivant du côté de l’illusion ou du délire optique ou encore vers certaines variantes du mirage : des solutions portatives pour tous les goûts, dans une tentative généralisée de laisser de côté cette langue de la mort14 (Vila-Matas, 1990 : 41-42).

18Ce passage met au jour la complexité des rapports que l’écriture et la mort entretiennent dans l’œuvre de l’auteur espagnol. Substitut du suicide, l’écriture constitue tout aussi bien une expression de la mortalité de l’être humain (tombé « du côté de la mort ») qu’une tentative d’y échapper, de « la laisser de côté ». Le chapitre de Una casa para siempre que nous avons déjà cité exprime la même ambiguïté. Confronté à l’imminence du trépas, le père du narrateur cherche à se transformer en personnage littéraire ; il obtient ainsi une forme de survie dans le récit du fils. Or, ce faisant, il lègue à celui-ci « une maison d’ombres éternelles ». Una casa para siempre, « une maison pour toujours » : cette métaphore de la littérature, si elle peut servir à désigner un refuge éternel contre la mort, convient tout aussi bien à un tombeau. Protection contre la mort, la littérature serait-elle aussi son symbole même ?

La mort littéraire ou la mort à l’infini

19 Comme l’écrit Michel Thévoz dans L’esthétique du suicide, la création artistique, « qui revient à préférer l’ombre à la proie, l’imaginaire au réel, et qui met à contribution homo demens plutôt qu’homo sapiens », relève de la même pulsion de mort que le suicide et a fortiori le langage et l’intelligence : « Il faut qu’une chose meure pour accéder à l’ordre symbolique » (Thévoz, 2003 : 9).

20Personne mieux que Maurice Blanchot n’a exploré ce lien organique qui existe entre l’écriture et l’espace de la mort. Commentant une note du journal de Kafka – « ce que j’ai écrit de meilleur se fonde sur cette aptitude à pouvoir mourir content » –, Blanchot en vient à la conclusion que « l’écrivain est celui qui écrit pour pouvoir mourir et il est celui qui tient son pouvoir d’écrire d’une relation anticipée avec la mort » (Blanchot, [1955] 1998 : 114).

21À première vue, il est insensé de présenter la mort comme une « possibilité ». Or, Blanchot insiste sur l’idée que l’événement inéluctable de la mort manque de vérité ou, du moins, n’a pas « cette vérité que nous éprouvons dans le monde, qui est la mesure de notre action et de notre présence dans le monde » (117). Autrement dit : tous les hommes meurent, mais il y en a peu qui fassent l’expérience de la mort. « La mort, dans l’horizon humain, n’est pas ce qui est donné, elle est ce qui reste à faire », précise-t-il (118). Le suicide, par exemple, bien qu’il représente en apparence l’affirmation suprême de la maîtrise sur la mort, pourrait bien n’être qu’un leurre, une dissimulation, puisqu’il cherche à interposer entre l’énigme de la vraie mort et nous-mêmes une mort familière et apprivoisée. Il y aurait donc une « double mort », et le suicide consisterait à prendre une mort pour l’autre :

La mort volontaire est le refus de voir l’autre mort, celle qu’on ne saisit pas, qu’on n’atteint jamais, c’est une sorte de négligence souveraine, une alliance avec la mort visible pour exclure l’invisible, un pacte avec cette bonne, cette fidèle mort dont j’use sans cesse dans le monde, un effort pour étendre sa sphère, pour la rendre encore valable et vraie au-delà d’elle-même, là où elle n’est plus que l’autre (134).

22Cette réflexion essentielle permet aussi de marquer une évolution dans l’œuvre de Vila-Matas, annoncée déjà dans le passage d’Abrégé d’histoire… que nous avons commenté. Alors que, avant Bartleby et compagnie, l’auteur semble davantage concerné par l’aspect comique et mystificateur de la « fausse mort-événement », ce livre ouvre une nouvelle période qu’on pourrait qualifier de « blanchotienne15 », où l’écriture devient un moyen d’explorer cette « deuxième mort » qui n’est pas tant la conclusion de la vie que l’origine fascinante de l’œuvre et du langage.

23 Bien entendu, l’aspect comique et événementiel de la mort reste présent dans cette deuxième phase de l’œuvre de Vila-Matas – le rôle fondamental de l’humour et de l’ironie constitue d’ailleurs une importante différence entre l’écrivain barcelonais et les graves théories métaphysiques de Blanchot. Bartleby et compagnie réserve une place importante aux épitaphes, aux agonies et aux bartlebys suicidés comme Vaché ou Chamfort. Cependant, ces figures de la « mort-événement » constituent ici des variantes d’une mort textuelle – le refus d’écrire – qui implique non seulement le traitement de la mort dans l’écriture mais aussi la mort de l’écriture elle-même. L’intérêt de Vila-Matas se déplace des derniers mots du (faux) mourant aux derniers mots de l’écrivain, de la mort des personnages à la mort littéraire des auteurs.

24 Le concept de la « mort de l’auteur », popularisé par Roland Barthes, s’appuie précisément sur l’idée blanchotienne que l’écriture commence au moment où « la voix perd son origine et l’auteur entre dans sa propre mort » et que, par conséquent, il ne saurait y avoir de place pour la « personne » de l’auteur, mais seulement pour un sujet « vide en dehors de l’énonciation même qui le définit » (Barthes, [1968] 2002 : 40-42). La longue série d’écrivains agraphes cités par Vila-Matas corroborerait la faillite de l’idée romantique de l’Auteur-Dieu et son remplacement par une nouvelle figure que Barthes appelle le scripteur : « [L]e scripteur n’a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais qu’imiter le livre, et ce livre lui-même n’est qu’un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée » (Barthes, [1968] 2002 : 44).

25Cette description convient parfaitement à Marcelo, le fantomatique narrateur de Bartleby et compagnie, qui aime se présenter comme un simple « copiste » et « collectionneur de bartlebys » (Vila-Matas, 2002b : 15) ; elle s’adapte aussi à la structure de l’ouvrage, défini par son auteur comme « une tapisserie qui partirait dans tous les sens » (Vila-Matas, 2005b : 66), ainsi que comme une tentative d’écrire « un récit qui ne finit jamais, le livre de la création inépuisable, le nouveau livre de sable16 » (69).  

26Dans son important article « Le langage à l’infini », Foucault a montré comment les constructions en miroir caractéristiques de la littérature moderne obéissent à un désir de « susciter le double de ce double qu’est déjà l’écriture, découvrir ainsi un infini possible et impossible, poursuivre sans terme la parole, la maintenir au-delà de la mort qui la condamne » (Foucault, [1963] 1994 : 252). La mort et ses hypostases – la disparition, le silence, l’échec – sont à l’origine de l’entreprise littéraire de Marcelo, puisque c’est grâce au refus d’écrire des autres qu’il peut lui-même reprendre la plume après vingt ans de silence. En même temps, son écriture est toujours en sursis, puisqu’elle ne peut échapper à la pulsion négative qu’il décrit qu’en la ressassant à l’infini.   

27Cependant, en dépit d’importantes analogies avec le projet d’écriture infinie analysé par les critiques français des années 60, ce serait inexact d’assimiler le projet littéraire de Vila-Matas au dessein barthésien de mettre fin à l’empire de l’Auteur-Dieu romantique. La fascination de Vila-Matas pour la disparition de l’Auteur est profondément ambiguë. Elle ne débouche pas sur une écriture formaliste comparable à celle pratiquée par les disciples de Barthes. Au contraire, Bartleby et compagnie fait une large place à tout ce que Barthes récuse : la biographie, les anecdotes, les sentiments, les vices, les folies et les humeurs des auteurs. Du mythe romantique de l’Auteur et du mythe structuraliste de la disparition de l’Auteur, Vila-Matas opère une synthèse originale : le culte de l’Auteur disparu.

28Comment interpréter cette fascination pour cette figure paradoxale – l’écrivain qui n’écrit pas ? Dans l’article cité, Foucault situe la naissance de l’écriture infinie qui cherche à « tenir et détenir » la mort vers la fin du XVIIIe siècle. Avant, écrit-il, « toute œuvre était faite pour s’achever, pour se taire dans un silence où la Parole infinie allait reprendre sa souveraineté ». Le langage se protégeait alors de la mort par cette parole transcendante, cette parole divine d’avant et d’après tous les temps « dont elle se faisait seulement le reflet tôt fermé sur lui-même ». Dès lors, l’infini n’était plus à l’intérieur du langage, mais placé hors de lui-même, « infini majestueux et réel dont elle [l’œuvre] se faisait le miroir virtuel, circulaire, achevé en une belle forme close » (Foucault, [1963] 1994 : 255).

29L’attirance pour les écrivains du refus naît de la nostalgie de cet au-delà du langage. N’en déplaise aux adversaires déconstructivistes de toute forme de clôture, il ne peut y avoir d’œuvre – et a fortiori de forme ni de sens – sans une limite qui la singularise. Certes, n’importe quelle œuvre peut être réinterprétée, continuée, déconstruite – et elle le sera d’autant plus facilement que sa forme sera originale et donc signifiante –, mais son existence même dépend de la présence d’un noyau formel différencié capable, certes, de générer un nombre incalculable d’interprétations.

30L’arrêt volontaire de l’écriture pose une limite signifiante à la dérive du langage, il confronte l’écriture en miroir propre de la postmodernité avec quelque chose d’extérieur à elle-même, avec un silence qui affirme une forme obscure de transcendance. Si l’écriture à l’infini constitue un moyen de se soustraire à la mort, son arrêt volontaire suppose l’acceptation de la finitude. Cesser d’écrire implique de faire le deuil de l’infini, d’accepter de prononcer les derniers mots d’une œuvre où résonnent les derniers mots d’une vie.

La mort de la littérature

31 Bartleby et compagnie est donc en partie le contraire de ce qu’il prétend être. Le récit d’un narrateur qui surmonte sa panne d’inspiration en écrivant sur les auteurs qui ont préféré « ne pas le faire » est aussi le livre d’un graphomane prisonnier de l’infini de l’écriture. La question que pose le livre n’est pas seulement celle de savoir comment on peut continuer d’écrire, compte tenu des nombreuses raisons de renoncer à l’écriture, mais surtout celle de savoir comment faire pour y renoncer, pour échapper à l’angoisse de la mort que la création inépuisable de Marcelo porte en creux.

32 Le mal de Montano constitue ainsi non pas tant une continuation qu’un dévoilement de Bartleby et compagnie. Les premières pages du roman nous présentent le cas du jeune Montano qui, après avoir publié un roman « sur le cas énigmatique des écrivains qui renoncent à écrire », se retrouve « emprisonné dans les rets de sa propre fiction » et « changé en agraphe tragique17 » (Vila-Matas, 2002a : 13). Or, quelques pages plus tard on comprend que le mal du jeune Montano n’est qu’une variante de la maladie de son père – tous les deux des créations du narrateur qui prend la parole à partir de la deuxième partie du roman –, laquelle consiste à ne pas pouvoir penser à autre chose qu’à la littérature.      

33La structure labyrinthique du roman, la succession de doubles et de mises en abyme porte à son apogée « ce langage livré à lui-même » qui trouve en soi « la possibilité de se dédoubler, de se répéter, de faire naître le système vertical des miroirs, des images de soi-même, des analogies » et qui, ce faisant, « recule indéfiniment la mort en ouvrant sans cesse un espace où il est toujours l’analogon de lui-même » (Foucault, [1963] 1994 : 261). Or, ce dispositif, s’il permet au narrateur de fuir la mort, l’éloigne dans la même mesure de la vie. L’écriture devient une forme fantomatique d’errance, dépourvue de fin, de limite et donc de sens. Le narrateur éprouve le besoin de se « couper radicalement de la littérature », de se « reposer comme [il] le peu[t] d’elle18 » (Vila-Matas, 2005c : 44). Cependant, le renoncement à la littérature le condamne à faire face à l’angoisse de la finitude : « [J]e vivais des jours devenus vides et incompréhensibles et j’ai fini par penser à la mort, qui est précisément ce dont la littérature parle le plus19 » (46). Que choisir ? L’absurde de la finitude humaine ? Ou l’absurde d’une parole qui ne peut échapper à son origine – la mort – qu’en la reflétant à l’infini ? Le narrateur expose lucidement ce dilemme :

Je désire me libérer du mal de Montano, mais si, un jour, ce journal voit sa dernière heure arrivée, que ma maladie ait été surmontée et que j’aie la possibilité de me sauver, je ne m’en apercevrai pas vraiment, c’est plutôt le besoin d’en faire le commentaire qui me viendra à l’esprit. Ce qui me fait penser, une fois de plus, que si ces pages pouvaient accéder à l’infini, je ne sais pas si c’est à souhaiter, pas plus qu’il n’est à souhaiter qu’elles aient une fin20 (202).

34« Comment ferons-nous pour disparaître ? » : la citation de Blanchot placée en exergue du roman permet d’éclairer ce passage. Sous une forme provocante postmoderne, c’est l’éternelle question de la quête du sens qui se joue ici. Pour disparaître, pour assumer la mort, pour accepter de prononcer les derniers mots – d’une vie, d’une œuvre –, encore faut-il croire à un au-delà du langage, à l’utilité, à la nécessité, voire à la possibilité d’arrêter la dérive infinie de l’écriture.

35Le conseil que Tongoy donne au père de Montano offre une issue possible à cette interrogation pressante : « Tout passerait si tu réunissais les deux angoisses et les concentrais en une seule inquiétude, en une préoccupation différente et d’une profonde teneur humaniste. La mort de la littérature21... » (64). L’idée que la littérature – la littérature et non pas le langage – serait menacée de mort élimine la perspective angoissante de l’infini et offre une justification collective à l’obsession du narrateur. Désormais l’écriture n’est plus une entreprise solitaire, un subterfuge pour contourner la mort individuelle tout en s’écartant de la vie, mais une façon de « s’incarner en la littérature et essayer de la préserver de son éventuelle disparition en la revivant22 » (75).

36Dès lors la difficulté de mettre fin à une œuvre perd de son sens, puisque l’œuvre véritable est la littérature dans son ensemble. La constellation bartleby que Marcelo explore souligne cette dimension collective de l’écriture. Le silence de l’auteur-bartleby apparaît comme le geste littéraire par excellence qui supprime les différences entre la vie et l’œuvre. Il est le mouvement définitif qui accomplit la transformation de l’écrivain en texte. Le refus dépossède l’écrivain de sa création et la lègue aux autres. C’est par le silence radical que l’auteur se confond totalement avec sa création et qu’il transforme sa propre vie en une extension de celle-ci. Le narrateur d’Abrégé d’histoire l’exprime de façon on ne peut plus claire : « Les poètes meurent, et c’est précisément pour cette raison qu’ils ne mourront pas23 » (Vila-Matas, 1990 : 119). Autrement dit : ce n’est que grâce à la mort – et à son corrélat textuel, le silence – que l’auteur devient littérature, et qu’il peut aspirer par là à une forme de survie dans l’écriture des autres. Chez Vila-Matas, la mort de l’auteur n’est que le préalable à sa résurrection en tant que personnage.

37Les hommes meurent pour que d’autres hommes puissent naître. Les bartlebys se taisent pour que d’autres écrivains puissent écrire. C’est parce que les écrivains du passé n’ont pas tout écrit que la littérature continue d’exister aujourd’hui. Les livres fantômes et inachevés qui remplissent les pages de Bartleby et compagnie se confondent avec les livres qu’il reste à écrire. Cela explique la théorie de Marcelo selon laquelle « de la seule pulsion négative, du seul labyrinthe du Non surgira l’écriture à venir24 » (Vila-Matas, 2002b : 13).

38Tous les écrivains ne font que continuer les derniers mots des autres. Les citations qui remplissent les œuvres de Vila-Matas apparaissent comme un moyen de faire œuvre en collaboration, de ressusciter des « voix amies », de garder vive la mémoire des prédécesseurs. Ce qui compte pour Vila-Matas, comme pour le narrateur du Mal de Montano, ce n’est pas tant d’achever des œuvres individuelles que de continuer l’esprit de la véritable littérature – celle qui trouve dans l’expérience de la mort son origine secrète.

39« La littérature va vers elle-même, vers son essence, qui est la disparition », affirme souvent Vila-Matas, citant encore une fois Maurice Blanchot (Vila-Matas, 2005c : 20). Le sens est inséparable de la présence d’une limite, d’une frontière. Appréhendée mais inéluctable, la fin de la littérature représente cette lisière signifiante. Ce n’est qu’au moment de sa mort que la littérature réalisera son essence et comprendra rétrospectivement sa mission, la raison profonde de son existence.

40L’eschatologie littéraire de Vila-Matas s’approche ici d’une forme religieuse de transcendance. « Pas plus que le soleil on ne peut regarder fixement la mort de la littérature25 », écrit-il dans Le mal de Montano (Vila-Matas, 2005a : 73). Inconcevable, aveuglante, la fin de la littérature n’est pas une comédie, comme c’était le cas de la mort-événement de la plupart des personnages de Vila-Matas ; elle n’est pas non plus un suprême geste aussi bien éthique qu’esthétique, comme c’était le cas du refus d’écrire. Elle est ce que la mort a été pour la plupart des religions : le moment grave où l’individu se voit confronté à un mystère qui le dépasse : « J’ai découvert le paysage d’azur qui accueillera le dernier écrivain et le dernier mot du monde, celui qui mourra, intimement en lui : "Ici finissent les mots, ici se termine le monde de moi connu26..." » (Vila-Matas, 2002b : 195).

41Tous les derniers mots cités par Vila-Matas n’étaient jamais les derniers, mais plutôt les premiers, ceux qui introduisaient le scripteur/lecteur dans la « maison pour toujours de la littérature ». « Un cimetière est aussi un déluge de citations27 » : tout cimetière, comme celui de Port del Vent où nous avons commencé notre itinéraire, peut être considéré comme une métaphore de la littérature. Or, lorsque « le petit mystère » de celle-ci touchera à sa fin, le dernier mot du dernier écrivain se confondra avec ce silence ultime sans lequel le langage ne peut avoir de sens. C’est pourquoi personne ne peut songer à le transcrire : « Guidé par l’étoile de ma mélancolie, je l’ai vu écouter ce mot – le dernier de tous – qui se taisait en lui, ce mot qui mourra à jamais avec lui28 » (Vila-Matas, 2002a : 170).

Notes

1  Dans Histoire abrégée de la littérature portative,Vila-Matas invente la « conspiration shandy », à laquelle participent des artistes et des écrivains caractérisés par l’insolence, la folie, le nomadisme et la légèreté ([1985], 2005a : 13). Depuis, ce mot, qui voudrait dire à l’origine « gai, fou » dans un dialecte anglais (10), apparaît fréquemment dans l’œuvre de l’auteur pour désigner toutes ces qualités.

2  Ma traduction ; texte original : « El prestigio de los epitafios llevó a pensar que las últimas palabras que uno dice antes de morirse tienen una importancia enorme y que redondean y confieren un sentido a la vida de quien las pronuncia. Así llegó a mitificarse hasta límites increíbles las últimas palabras de Goethe : "Luz, más luz". En realidad, lo que al parecer pedía Goethe no era rnás sabiduría sino que descorrieran las cortinas que le separaban del paisaje. La moda de acuñar buenas frases finales en el lecho de muerte fue una manía de los románticos. » (Vila-Matas, 1995a : 21).

3  Ma traduction ; texte original : « Todo gran escritor es un gran embaucador » (Vila-Matas, 2003a : 17).

4  Voir à ce sujet le site web Les chroniques de l'Au-delà (Association Outre-vie, 2003).

5  Ma traduction ; texte original : « Mi primer recuerdo es la imagen de mi abuelo materno en su lecho de muerte. Y la memoria lateral de un señor que estaba junto a la cama mortuoria y sobre el que alguien comentó : "Es un hombre de una fe extraordinaria". Me quedó grabada la frase y la empecé a recordar cuando dejé de creer en las personas que tenían alguna clase de fe » (Vila-Matas, 2008b : [en ligne]).

6  « Un tipo de literatura que se caracteriza por no tener un sistema que proponer, sólo un arte de vivir » (Vila-Matas, [1985] 2000 : 81).

7  « Barrymore dice que morir es todo un arte (y sólo un arte) y que él lo hace excepcionalmente bien » (Vila-Matas, [1991] 2000 : 125).

8  « Su rechazo radical de toda idea de suicidio y, al mismo tiempo, de cualquier trasnochado tic romántico » (Vila-Matas, [1985] 2000 : 33).

9  « No tuvo tiempo el maestro de concluir su gran proyecto. La muerte – siempre tan estúpidamente cómica – le sorprendió antes de ver acabada su obra [...] Al día siguiente, un periódico de Milán publicaba con sorda ironía la noticia : "Fallece cuando se disponía a suicidarse". A mí me parece que Maestro, de haberla leído, la habría encontrado tan estúpidamente cómica como la muerte misma. (Vila-Matas, [1991] 2000 : 172).

10  « Lo mejor es ir hacia todo eso [la muerte] riendo, con una trágica falta de seriedad » (Vila-Matas, [1991] 2000 : 35).

11  « Yo me siento, sobrina, a punto de muerte : querría hacerla de tal modo, que diese a entender que no había sido mi vida tan mala, que dejase renombre de loco ; que, puesto que lo he sido, no querría confirmar esta verdad en mi muerte » (Cervantes, [1615], 1998 : Chap. LXXIIII [sic]).

12  « La ironía es la forma más alta de sinceridad » (Vila-Matas, 2003b : 47).

13  « Mi vida debía ser, ya de una vez por todas, total y únicamente literatura » (Vila-Matas, 2002a : 201).

14  « Aunque inicialmente, como hemos visto, el drama de todo shandy fue comprender que había caído del lado de la muerte, pronto se vio que el suicidio no era solución ni era nada, y que sólo podría ser realizado en el espacio mismo de la escritura, ya fuera, como veremos, recurriendo al silencio más radical, o bien convirtiéndose uno mismo en personaje literario o traicionando al lenguaje mismo, o bebiendo licores fuertes como metal fundido, o derivando hacia el trampantojo o desvarío óptico, o hacia cierta variante del espejismo : soluciones portátiles para todos los gustos, en un intento general de dejar a un lado ese idioma de la muerte » (Vila-Matas, [1985] 2000 : 37).

15  Cette étape inclurait la trilogie Bartleby et compagnie, Le mal de Montano et Docteur Pasavento. Le livre des nouvelles Explorateurs de l’abîme semble marquer un certain changement d’orientation littéraire, même s’il est encore trop tôt pour établir sa portée avec précision.  

16  « Un tapiz que se dispara en muchas direcciones » ; « Veo al libro como el cuento de nunca acabar, el libro de la creación inagotable, el nuevo libro de arena » ( Vila-Matas, 2004a : 192, 194).

17  « A finales del siglo XX el joven Montano, que acababa de publicar su peligrosa novela sobre el enigmático caso de los escritores que renuncian a escribir, quedó atrapado en las redes de su propia ficción y se convirtió en un escritor que, pese a su compulsiva tendencia a la escritura, quedó totalmente bloqueado, paralizado, ágrafo trágico » (Vila-Matas, 2002a : 15).

18  « Necesito no relacionar nada con la literatura, descansar como sea de ella » (Vila-Matas, 2002a : 39).

19  « [A]l resistirme a pensar en cualquier cosa que remitiera a la literatura, los días se me volvieron vacíos e incomprensibles y acabé pensando en la muerte, que es precisamente de lo que más habla la literatura » (Vila-Matas, 2002a : 41).

20  « Deseo liberarme del mal de Montano, pero si algún día le llega la última hora a este diario y me veo con la enfermedad superada y ante la posibilidad de mi salvación, no veré nada claro que esté de verdad frente a ella, estaré más bien ante la necesidad de comentarla. Esto me reafirma en la sospecha de que estas páginas podrían llegar al infinito, algo que no sé si es deseable, como tampoco lo es que no tengan un final » (Vila-Matas, 2002a : 163).

21  « Todo se te pasaría si unieras las dos angustias y las concentraras en una sola inquietud, en una preocupación distinta y de hondo calado humanista. La muerte de la literatura, por ejemplo » (Vila-Matas, 2002a : 55).

22  « Encarnarme pues en ella e intentar preservarla de su posible desaparición reviviéndola, por si acaso, en mi propia persona, en mi triste figura » (Vila-Matas, 2002a : 63).

23  « Los poetas no morirán, precisamente porque mueren » (Vila-Matas, [1985] 2005a : 106).

24  « Sólo de la pulsión negativa, sólo del laberinto del No puede surgir la escritura por venir » (Vila-Matas, 2000 : 13).

25  « Como al sol, a la muerte de la literatura no se la puede mirar fijo » (Vila-Matas, 2002a : 62).

26  « Descubrí el paisaje azul que acogerá al último escritor y la última palabra del mundo, la que morirá íntimamente en él : "Aquí acaban las palabras, aquí finaliza el mundo que conozco"… » (Vila-Matas, 2000 : 161).

27  Ma traduction ; texte original : « Un cementerio también es todo un lujo de citas » (Vila-Matas, 2008a : 228).

28  « Guiado por la estrella de mi propia melancolía, le he visto oyendo callar en sí esa palabra – la última de todas – que morirá para siempre con él » (Vila-Matas, 2000 : 140).

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Notice biobibliographique

Marcos Eymar a obtenu son doctorat en littérature comparée à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle avec une thèse sur le bilinguisme littéraire franco-espagnol dans la littérature hispano-américaine. Il a enseigné la littérature comparée et l’espagnol dans les universités de Paris-III et Amiens, et travaille actuellement comme attaché d’enseignement et de recherche à l’Université d’Orléans. Il a publié une dizaine d’articles sur le bilinguisme, la traduction, la médiation culturelle et la littérature espagnole contemporaine. Il est aussi l’auteur de la monographie La langue plurielle : le bilinguisme franco-espagnol dans la littérature hispano-américaine (1890-1950), à paraître prochainement aux éditions L’Harmattan.   

Pour citer cet article :

Marcos Eymar (2010), « Les derniers mots. Fin de vie et fin de la littérature dans l’œuvre d’Enrique Vila-Matas », dans temps zéro, nº 3 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document510 [Site consulté le 27 November 2023].

Résumé

Le motif littéraire des derniers mots chez Vila-Matas reflète la complexité des relations du langage avec la mort. Dans ses premières œuvres, la conception de la fin s’éloigne de la quête chrétienne de salut éternel ou de la visée éthique des stoïciens, pour s’intéresser à la mort en tant qu’élaboration artistique individuelle, propice à l’ironie et le faux-semblant. À partir de Bartleby et compagnie, l’importance accordée à l’aspect comique de la mort-événement se double d’un intérêt pour la disparition de l’auteur qui exprime la recherche d’une forme de transcendance capable de mettre fin à la dérive infinie de l’écriture. Le mal de Montano tente de dépasser ce conflit métaphysique à travers une nouvelle préoccupation éthique : la mort de la littérature.    

In Vila-Matas's work, the literary motif of last words reflects the complex relationship between language and death. In his early work, the conception of life’s end is dissociated from the Christian search for eternal salvation, as well as from the ethical aim of the Stoics, focusing mainly upon death as an individual artistic elaboration that is particularly favourable to irony and deception. From Bartleby et compagnie onwards, the importance accorded to the comical dimension of death is coupled with an interest in the theme of the author’s disappearance, a theme that articulates the pursuit of a form of transcendence capable of putting an end to the infinitely peripatetic nature of writing. Le mal de Montano attempts to go beyond the bounds of this metaphysical conflict by raising a new ethical concern: the death of literature.

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ISSN 1913-5963