Annie Rioux et Simon Brousseau

Quand la littérature se souvient d’elle-même

Les masques d’une mémoire française dans Paris ne finit jamais d’Enrique Vila-Matas

1 S’intéresser aux univers narratifs de l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas implique un passage obligé par l’histoire littéraire, point d’ancrage et vecteur d’une production foisonnante. À l’instar de Rosario Girondo dans Le mal de Montano, la plupart des narrateurs vila-matiens élaborent des rêveries autour d’une mémoire livresque qui alimente une démarche essayistique et fictionnelle tout à la fois. Cela dit, l’imaginaire littéraire convoqué dans ces univers ne tend pas à montrer des narrateurs qui se soumettent aux grandes figures du passé. Ceux-ci dialoguent plutôt librement avec les figures, sans complexe, dans une posture qui relève bien davantage de l’admiration que de la soumission. Notre étude vient confirmer le sentiment d’une originalité qui déborde l’idée des masques fictionnels de l’auteur, une originalité se logeant dans certains agencements de motifs qui accentuent cet effet d’une prose « masquée » spécifiquement vila-matienne. De ces motifs, nous retenons ceux de la transmission et du dialogue intertextuel qui ne peuvent être interrogés que conjointement, en concevant la transmission littéraire comme étant un lieu d’échange et un travail transformatif sur le texte cité. L’œuvre romanesque de Vila-Matas met en place un imaginaire de la littérature qui révèle une certaine perméabilité textuelle, que nous nous proposons d’envisager en termes de relations, de contaminations, de transmission de figures et d’idées. Cela est vrai pour toute la production de Vila-Matas, mais nous souhaitons ici interroger le livre Paris ne finit jamais (París no se acaba nunca), qui manifeste d’une manière particulièrement saillante la mobilisation de la mémoire littéraire dans la construction du récit. Le texte fait écho à de nombreuses sources de la littérature mondiale, notamment américaine par la réécriture de Paris est une fête (A Moveable Feast) d’Ernest Hemingway. Nous insisterons toutefois sur la présence de la littérature française dans l’œuvre, d’abord à cause de sa prégnance, mais également parce qu’il apparaît rapidement à la lecture que ce sont avant tout des figures françaises qui sont mobilisées par le narrateur afin de forger sa propre posture littéraire. Nous verrons que les références à la littérature française, mais également au contexte littéraire du Paris de la jeunesse du narrateur, permettent d’établir un plan de cohérence à l’aune duquel il est possible d’interpréter le récit dans sa nature éminemment mémorielle.

2Nous aborderons ici l’intertexte français comme phénomène de transmission chez Vila-Matas afin d’établir quels sont les effets d’une telle pratique sur la conception traditionnellement linéaire de l’histoire littéraire. Postulant avec Tiphaine Samoyault que l’intertexte est la mémoire que la littérature a d’elle-même (Samoyault, 2001), nous étudierons la réactualisation du corpus et des figures d’écrivains français comme phénomène mnémonique, en portant un soin particulier à ce qui apparaît être une refonte de l’histoire littéraire majuscule. Deux procédés de transmission qui constituent les rouages principaux du système historique vila-matien retiendront notre attention, soit la mobilisation de figures d’écrivains au sein de la diégèse et le renvoi fréquent à des auteurs et à leurs textes. L’étude de ces procédés nous permettra de mieux cerner les enjeux qui découlent de l’hétérogénéité constitutive des phénomènes d’intertextualité. L’idée qui nous guidera, selon laquelle ces dialogues littéraires participent à la refonte de la mémoire littéraire qui trouve précisément sa légitimité dans cette ambivalence, est soulignée avec justesse par Antoine Compagnon dans sa définition de la citation :

Une « bonne » définition de la citation, c’est-à-dire une base acceptable, provisoire de travail, sera : un énoncé répété et une énonciation répétante ; il ne faut jamais cesser de l’envisager dans cette ambivalence, la collusion, la confusion en elle de l’actif et du passif (1979 : 56).

3Si la poétique intertextuelle mise à l’œuvre dans Paris ne finit jamais participe à l’élaboration d’une nouvelle organisation des données historiques, c’est d’abord parce que l’énonciation répétante, en recontextualisant l’énoncé, actualise ipso facto une signification différente de celle qu’elle pouvait avoir dans son contexte d’origine. La citation n’agit pas seulement sur le texte qui la reçoit, mais également sur le texte duquel elle est issue. C’est en cela que l’écriture intertextuelle travaille la littérature de l’intérieur. S’il semble évident qu’elle agit profondément sur la structure narrative du texte d’accueil, il apparaît souhaitable d’interpréter de quelle manière l’organisation d’un réseau de références à l’intérieur d’un texte de fiction, par la transmission d’une mémoire de la littérature singulière incarnée dans la subjectivité d’un narrateur, peut agir avec force sur la perception historique que nous avons de ces références. Nous verrons de quelle manière Enrique Vila-Matas élabore, dans Paris ne finit jamais 1 (2004), un texte de fiction qui, en s’appropriant la littérature française, crée une brèche dans le canon historique.

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4 Dans Paris ne finit jamais, le narrateur écrivain propose, lors d’une conférence, de « relire ironiquement » (PJ : 12) les années de jeunesse qu’il a vécues à Paris, années qui furent l’occasion de rencontres littéraires marquantes. Par ce retour dans le passé, le lecteur est confronté à la présence d’écrivains réels, renvois à des figures légendaires de la littérature française qui font de la mémoire un véritable agent structurant du récit.

5Les figures d’écrivains mobilisées dans le roman possèdent au premier plan une fonction historiographique, qui vise à construire l’histoire littéraire, à la raconter et à la comprendre à travers le parcours singulier du personnage. La propriété mémorielle du roman, dans sa dimension factuelle — qui fait appel à des écrivains avérés et consacrés —, n’en demeure pas moins ludique et inventive, la subjectivité investissant totalement le discours. L’un des exemples les plus éloquents fait la part belle à l’emblème du canon littéraire français. En effet, Marcel Proust apparaît d’abord dans les premières pages du roman alors que le narrateur télescope des souvenirs épars, greffés à une réflexion de type essayistique qui retarde le début du récit parisien mais qui en prépare, en quelque sorte, la lecture.

Le passé, disait Proust, non seulement n’est pas fugace mais, en plus, il ne change pas de place. Même chose pour Paris, qui n’est jamais parti en voyage. Et comme si c’était trop peu, Paris est interminable et ne finit jamais (PJ : 23).

6L’imaginaire de l’espace parisien est cristallisé dans la mémoire du narrateur, la ville est de manière métaphorique cette mémoire, ce temps qu’il a perdu à tenter de se souvenir de sa jeunesse dans l’espace d’un livre, si tant est qu’une restitution à tout le moins fragmentaire soit possible par l’écriture. Ce temps perdu est aussi celui consacré à la recherche d’une manière de devenir écrivain tout en flirtant avec la société mondaine de l’époque. Le personnage rappelle celui de Swann, un esthète jouisseur qui voulait réaliser une étude de Ver Meer et dont les fréquentations ont été inspirées à Proust par la noblesse de la fin du XIXe siècle. Un segment de l’histoire littéraire est donc métamorphosé en fragment de mémoire par la symétrie instaurée entre les deux figures. Autrement dit, l’anecdote personnelle construit indirectement l’histoire.

7La mobilisation de Proust en ouverture du roman, mise en retrait dans le corps du texte, renvoie directement à la figure de Swann, qui à son tour renvoie à celle de l’écrivain forgée par Vila-Matas. Préférant les passions d’artifice, la Closerie des Lilas de Paris peuplée de grands auteurs qui ont chacun leur Odette, l’écrivain s’éloigne constamment de son œuvre à faire. Qui plus est, l’œuvre n’est possible que dans un repli intime qui exclurait la réalité tangible des choses, comme cela a été théorisé par Proust (et maintes fois commenté) à la fin de sa Recherche, dans Le temps retrouvé.

Peut-on voir vraiment quelque chose en vrai ? [se demande le narrateur vila-matien]. Au sujet de la réalité, je suis de l’avis de Proust qui dit que, malheureusement, les yeux fragmentés, tristes, qui portent loin, permettent peut-être de mesurer les distances mais ils n’indiquent pas les directions : l’infini champ des possibles s’étend (PJ : 41-42).

8Ainsi, enchaîne le narrateur, la saisie du réel serait réduite à une course illusoire qui déboucherait sur « un mur » sur lequel nous nous frapperions le nez. C’est ici le narrateur plus âgé qui s’exprime, celui qui propose à travers la lunette proustienne une réflexion critique sur les erreurs de jadis, un temps partagé entre le désir d’une œuvre et les distractions d’un Paris effervescent. Le roman présente en effet un dédoublement temporel de la voix narrative, une certaine polyphonie énonciative se construit dans les allers-retours entre le discours de l’homme qui raconte et celui qui est raconté, soit le même homme à une époque antérieure de sa vie. Le narrateur s’engage de surcroît pleinement dans cette contrepartie proustienne, figure de l’écrivain apprenti, sans œuvre, forgée par la conscience a posteriori de ce après quoi il courait en vain. La symétrie entre les figures soulève un évident paradoxe, d’abord temporel (le temps passé à chercher un autre temps) et scriptural (l’écrivain s’éloigne de son œuvre à faire). Mais à plus forte raison, c’est à un troisième niveau que le roman se joue, car c’est tout de même une œuvre que nous avons entre les mains, l’écrivain la réalisant à travers le récit de cet éloignement. C’est pourquoi d’ailleurs cette conscience nostalgique demeure délibérément distanciée, « l’ironie [lui semblant] un puissant moyen de désactiver la réalité » (PJ : 41).

9C’est par conséquent avec un humour qui met à distance pour mieux critiquer que le narrateur entame son récit, métaphore intime d’une réflexion sur le legs littéraire qui lie entre elles les générations d’écrivains. « Tout restait à faire [dit-il en ce sens]. Réussirais-je à être digne de cette tradition d’écriture liée aux cafés et à l’exil ? » (PJ : 100) Mais remarquons, avec Judith Schlanger, que le livresque, ici, semble glisser vers une fonction davantage donatrice, « celle d’ajouter à la fantaisie et aux humeurs de l’imaginaire » (1992 : 100). Cette fonction donatrice est inhérente au pouvoir de l’imaginaire sur la représentation du passé ; elle donne à l’évidence une dimension ludique à un certain héritage littéraire fondateur.

[J]’en suis venu à imaginer que la tradition apatride du [café] Flore me parlait et même à croire que j’entendais certaines voix lucides et également tragiques de ceux qui m’avaient précédé, voix qui semblaient composer un chœur nommé Exil. À ton tour ! les entendais-je me dire (PJ : 100).

10Ainsi poursuit-il avec une phrase qui renvoie au « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » de la Recherche : « Longtemps, je me suis réveillé en nage au milieu de la nuit, couché sur l’horrible matelas de ma mansarde, voyant encore les murs et les tables du Flore apparus dans mon rêve » (PJ : 100). Cette reprise montre bien toute la part de fantaisie, l’imaginaire impliqué dans le processus intertextuel et cette visée donatrice auquel il s’associe.

11À la lecture de l'œuvre, on voit que le principe de référence vila-matien s’appuie en effet sur un système davantage virtuel que strictement textuel (en plus des citations, le livre met en réseau des figures et des mythologies), un jeu littéraire volontiers affranchi du poids de l’histoire et de ses conventions littéraires. On retrouve en ce sens dans le roman des scènes qui aguichent notre voyeurisme, des scènes dans lesquelles des figures sont littéralement incorporées au cadre du récit, alors que le narrateur se rappelle des rencontres littéraires mémorables. Il y a Marguerite Duras, à qui le narrateur, homologue fictionnel de l’auteur dans ce cas, a loué une mansarde pour y écrire son premier roman. La figure de Duras alimente ponctuellement le récit comme un cicérone bienveillant, respecté mais craint, dont le bagage littéraire qu’elle lui a transmis un peu par hasard fait l’objet des réminiscences du narrateur.

Un jour, alors que je croisais Marguerite Duras dans l’escalier – je montais dans ma chambre et elle, elle descendait dans la rue –, elle a tout à coup voulu savoir ce que je faisais. […] je lui ai expliqué que j’avais l’intention d’écrire un livre qui provoquerait la mort de tous ceux qui le liraient. Marguerite, sublimement stupéfaite, s’est figée sur place (PJ : 32-33).

12L’écrivaine se serait ensuite mise à lui parler dans ce qu’il appelle « son français supérieur » et, avec un regard un peu miséricordieux, lui aurait donné une liste d’instructions pour l’aider à construire ses romans. Si l’image de Duras peut sembler sévère dans cet épisode à peine fictionnalisé du quotidien vila-matien, si la mobilisation de sa figure entraîne le récit vers une dimension plus biographique, elle permet néanmoins quelques belles envolées romanesques qui expriment bien le potentiel narratif et fabulatoire inscrit dans les figures.

Ce 9 avril, j’allais traverser le boulevard Saint-Germain avec Marguerite Duras et Raúl Escari quand, tout à coup, une grande voiture noire, presque funéraire, qui, en tout cas, n’avait rien de printanier, a freiné sèchement et s’est arrêtée à notre hauteur. J’ai regardé, et ai pu voir à l’intérieur Julia Kristeva, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet et une quatrième personne que je n’ai pas identifiée. Sollers a baissé la vitre de la voiture et a parlé quelques petites secondes avec Marguerite. Puis la voiture a démarré […]. Marguerite a alors dit : « Ils partent en Chine. »

J’ai pensé, une fois de plus, qu’elle parlait dans son français supérieur. Ils partent en Chine, a répété Raúl d’un ton très solennel et ironique, et je n’ai pu m’empêcher d’éclater joyeusement de rire. (PJ : 85)

13Du coup, le narrateur s’étonne de l’étrange réalité vécue, car l’épisode renvoie véritablement aux mois d’avril et de mai de cette année-là, alors qu’une délégation française composée des membres de la revue Tel Quel s’est rendue en Chine. À travers le récit de souvenirs teintés de fiction, Vila-Matas donne à voir des figures qui dans leur croisement nous font revisiter des faits marquants de l’actualité française de l’époque. De telles associations relancent le récit vers des horizons mythiques moins étanches que ceux que propose l’histoire littéraire ; la mythification des figures d’écrivains est bonifiée par l’imaginaire, l’anecdote paraît fantaisiste, mais la réalité rattrape la fiction. La représentation, autrement dit, dépasse la mimésis traditionnelle, et la mythification paraît d’autant plus authentique quand l’on pense que ce voyage en Chine s’inscrit dans le fameux virage maoïste de Tel Quel. Ainsi pourrions-nous dire qu’en maintenant l’ambiguïté sur le statut fictionnel des faits rapportés, l’histoire littéraire vila-matienne montre la malléabilité de l’histoire canonique, son caractère surfait, son matériau étant l’égal du souvenir qui se transforme avec le temps. La convocation systématique des figures d’écrivains dans une version plus affranchie du réel rappelle que « la mémoire culturelle n’est pas, comme l’histoire, une durée séquentielle, mais une coexistence focalisée » (Schlanger, 1992 : 112).

14La figure de Duras possède de surcroît une autre particularité qui nous ramène à Proust. Elle incarne rien de moins que le contretype de la figure de Swann, représentant fictionnel des adages théoriques de l’auteur qui exprime ce type d’écrivain désengagé de sa création personnelle. Duras, en effet, apparaît comme l’écrivaine à succès au vif tempérament qui s’expose complètement dans ses textes, son œuvre a peu ou prou de frontières avec sa vie, elle en est le prolongement. Autrefois Swann, maintenant Duras : le personnage vila-matien impose le mouvement entre les deux, définit des conduites esthétiques par rapprochement de postures ; rêve prétentieux peut-être de vouloir tout emprunter pour se modeler une image et se faire le vase résonnant d’autant de grandeur, mais fantasme, pour sûr, d’une transmission virtuellement signifiante.

Je lis les mots du poète Ullán sur Marguerite Duras et je la revois comme si c’était hier : « […] Allant et venant entre son verre et sa cigarette, sa toux spasmodique et ses silences interminables. […] ». Je garderai à jamais le souvenir d’une femme violemment libre et audacieuse, qui incarnait en elle à tombeau ouvert […] cette désolation dont sont faits les écrivains les moins exemplaires, les moins académiques et les moins édifiants, ceux qui ne cherchent pas à donner à tout prix une bonne image, […] les seuls dont nous n’apprenons rien, mais également les seuls qui ont le rare courage de s’exposer littéralement dans leurs écrits […] et que j’admire profondément parce qu’ils sont les seuls à jouer le jeu à fond et me paraissent de vrais écrivains (PJ : 38-39).

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15S’il semble juste d’affirmer que certaines figures littéraires françaises occupent une fonction structurante dans Paris ne finit jamais, il est nécessaire d’interroger l’autre versant de la médaille, c’est-à-dire cette idée d’Antoine Compagnon évoquée plus haut selon laquelle le texte qui cite agit également sur les textes cités. Dans une perspective historique, il faut dire que la pratique de l’intertexte fonctionne selon un double mouvement : s’il est juste d’affirmer que les hypotextes convoqués viennent infléchir le sens et la construction du récit qui les accueille, il faut également observer que ce récit, à son tour, confère à ses hypotextes une place particulière dans l’élaboration du regard qu’il porte sur l’histoire. Bien plus, en mobilisant un imaginaire littéraire, Vila-Matas donne à voir le caractère subjectif de la ligne du temps littéraire en y posant ses propres jalons. L’histoire est une affaire de transmission, et son contenu est constamment réorganisé par les discours dont elle est l’objet. Annick Bouillaguet, dans L’écriture imitative, parle de « ce mérite spécifique de relancer constamment les œuvres anciennes dans un nouveau circuit de sens » (citée dans Samoyault, 2001 : 92) qui se révèle propre à l’intertexte. Il semble en effet que la conception de l’histoire littéraire véhiculée par la mémoire vila-matienne propose un rejet de la rigidité historique. « Dans l’actualité de la mémoire, explique Schlanger, le passé n’est pas une distance, et le régime du voisinage n’est pas organisé par le calendrier. La mémoire culturelle n’est pas, comme l’histoire, une durée séquentielle, mais une coexistence focalisée » (Schlanger, 1992 : 112). Si chaque texte renvoie généralement à un point fixe sur la ligne du temps, Vila-Matas donne plutôt à voir, par l’utilisation de sa mémoire des œuvres dans la construction de son récit, le caractère résolument rhizomatique du phénomène littéraire, sa malléabilité et la mouvance des textes qui le constituent. Du coup, la temporalité est mise à mal, et c’est bien davantage une vision spatiale, une cartographie de la littérature que Vila-Matas nous propose, une histoire littéraire libérée du poids de la tradition, jubilatoire et novatrice dans ses agencements. C’est la mémoire, subjective et personnelle, qui travaille de l’intérieur le canon historique.

16Si nous opposons le paradigme spatial au paradigme temporel, c’est qu’il apparaît que la convocation massive d’œuvres du passé tend à aplanir la temporalité en faisant cohabiter dans un même texte des œuvres appartenant à différentes époques. C’est précisément ce que remarque Schlanger lorsqu’elle avance l’idée que la mémoire culturelle ne se présente pas sous la forme d’une durée séquentielle. Dès lors, les liens qu’entretiennent ces œuvres ne sont plus de l’ordre de la succession, mais bien de la proximité. Ce voisinage est le fruit des agencements intertextuels au cœur de la prose vila-matienne, et c’est ainsi que nous pouvons affirmer que, rétroactivement, l’action de citer participe d’une refonte de l’histoire littéraire. Si, à hauteur de texte, c’est bien une mémoire culturelle qui se profile, il est possible de croire que la force avec laquelle celle-ci s’exprime dans Paris ne finit jamais peut bousculer l’échelle des valeurs de sa grande sœur, cette durée séquentielle qu’est l’histoire. Ce phénomène introduit nécessairement une dimension réflexive à l’écriture du texte de fiction. Bien que la création de liens intertextuels serve nécessairement l’évolution du récit, nous verrons que ces emplois se dédoublent toujours également en un commentaire historique, principalement par la médiation de cette mémoire littéraire qui structure la narration.

17Un bel exemple de refonte historique, exemple qui donne à voir cette malléabilité des points sur la cartographie littéraire, est celui où Marguerite Duras demande au narrateur quel destin d’écrivain il préfère entre celui de Mallarmé et celui de Rimbaud :

Je les avais lus tous les deux ébloui et assez attentivement, mais j’étais à mille lieues de penser qu’il représentaient deux options littéraires différentes, l’une sédentaire et l’autre nomade : Mallarmé ne quittant pas de toute sa vie son domicile parisien, n’abandonnant jamais son bureau, [...] Rimbaud abandonnant très jeune Paris et l’écriture pour s’égarer dans une vie africaine d’aventures (PJ : 92-93).

18Dans ce passage, Mallarmé et Rimbaud deviennent deux étoiles se démarquant de la constellation littéraire mise en place par le narrateur. Celui-ci, tout en faisant récit, pose les jalons d’une histoire littéraire subjective où il devient la pointe d’un triangle dont les poètes français sont les deux autres sommets. Cet extrait permet de saisir la part métadiscursive d’un récit construit en dialoguant avec la littérature. Cette dimension réflexive de l’intertexte, Antoine Compagnon la décrit dans La seconde main en affirmant que de « [c]onstruire un énoncé en parlant d’un autre énoncé, [...] fait passer au métalangage » (1979 : 82). C’est dans cette optique qu’il est possible de voir dans l’écriture vila-matienne une double narration : élaboration d’un récit mémoriel, d’une part, mais aussi reconstruction implicite de l’histoire littéraire par l’agencement des références livresques et des figures d’auteurs, d’autre part. L’évocation des deux poètes français permet ici l’élaboration d’une vision binaire des postures d’écriture, soit la sédentarité représentée par Mallarmé et le nomadisme, représenté par Rimbaud.

19Ce premier exemple rend nécessaire un examen plus poussé de l’intertexte vila-matien en regard de sa fonction d’autorité liée à la référence historique. Si, par exemple, une filiation à la pensée antique constituait un gage de valeur à l’époque classique, la dévalorisation contemporaine de la littérature semble entraîner l’effacement de la notion de canon. La littérature occupant une place beaucoup plus marginale dans l’espace social, l’écrivain peut perpétrer la tradition comme il lui plaît, liberté ultime qui mène peut-être à ce circuit littéraire décrit par Maurice Blanchot qui, lorsqu’on lui demande où va la littérature, répond qu’elle « va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition » (Blanchot, [1959] 1986 : 265). Dans le cas qui nous intéresse, ce mouvement de la littérature vers elle-même, incarné par l’usage massif de la référence, traduit le constat de la disparition de la littérature au sein du champ social, mais devient aussi un procédé textuel pour lutter contre cette disparition. La transmission littéraire, chez Vila-Matas, serait une transmission libre qui rend caduque la notion de modèle unique, jouant avec la littérature et par la littérature, sans complexe. Cet effacement de la notion de canon, selon Schlanger, serait typique d’un rapport contemporain au passé littéraire. Elle décrit cette posture en affirmant que « [l’un] des traits de la littérature post-moderne est qu’elle exhibe la paille et la balle du livresque. Elle traite le passé comme désordre et l’exploite comme pluralité » (1992 : 101). Ce désordre, cette pluralité s’incarne dans Paris ne finit jamais en la mise en place d’un rapport à la littérature fortement investi par la subjectivité du narrateur. Par exemple, celui-ci glose à propos des classiques en prenant à contre-pied certains lieux communs. Cette posture, par son audace, laisse transparaître une attitude affranchie par rapport au regard critique traditionnel :

Pensons, par exemple, à l’œuvre de Flaubert. […] Il suffit de se dire que si l’auteur avait disposé d’un peu plus de temps [...], [il] aurait terminé Bouvard et Pécuchet, supprimé Madame Bovary (il faut prendre au sérieux la lassitude que la despotique célébrité du livre engendrait en son auteur) et il aurait donné un dénouement différent à L’éducation sentimentale (PJ : 72).

20En affirmant que Flaubert eut volontiers supprimé ce que la critique considère généralement comme son chef-d’œuvre, en précisant que L’éducation sentimentale nécessite un dénouement différent de celui proposé par son créateur, le narrateur fait la lumière sur le caractère subjectif de la valeur d’un texte littéraire. C’est à partir d’un exemple semblable que nous pouvons affirmer que la reconduction de l’histoire littéraire, chez Vila-Matas, passe par une mise à distance des idées préconçues. La mémoire du narrateur est modelée par cette idée d’un rejet de la hiérarchie canonique entre les auteurs, au profit d’une nouvelle hiérarchisation qui n’est pas institutionnelle mais bien personnelle et subjective. Ce type de commentaires métadiscursifs nous informe, comme l’affirme Tiphaine Samoyault, sur

le fonctionnement de la mémoire qu’une époque, un groupe, un individu ont des œuvres qui les ont précédés ou qui leur sont contemporaines. [Ils] expriment en même temps, poursuit Samoyault, le poids de cette mémoire, la difficulté d’un geste qui se sait succéder à un autre et venir toujours après (2001 : 50).

21Le poids de cette littérature ferait de l’écrivain contemporain un Atlas qui, plutôt que de soulever la Terre sur ses épaules, porte l’immense bibliothèque qui le précède. L’écriture vila-matienne, c’est sans doute ce qui fait sa spécificité, s’érige en étant consciente de l’immense production littéraire en amont d'elle, mais dans un dialogue qui tient bien davantage de la légèreté que de cette lourdeur dont traite Samoyault. Nous avons dans tous les cas affaire à une littérature consciente de sa secondéité, et c’est dans cette optique que l’écriture vila-matienne participe, comme nous l’avons affirmé plus tôt, de cette dimension réflexive du roman contemporain. En ce sens, il semble que la posture de cet écrivain à l’égard de la bibliothèque universelle incarne avec force une volonté d’affranchissement devant la rigidité du canon littéraire.

22Cette entreprise de désamorçage de la rigidité historique ne s’attaque pas seulement à la critique traditionnelle : il y aurait également chez cet auteur la volonté d’ébranler certains mythes littéraires, par exemple celui de l’écrivain maudit. C’est toujours avec ironie que le narrateur évoque sa venue à l’écriture, cette époque où il établissait une équivalence entre le désespoir et la vie d’écrivain :

[C]hemise et pantalon d’un noir de geai, lunettes noires également, visage hermétique, absent, terriblement moderne : tout était noir, y compris l’avenir. Je ne voulais être qu’un écrivain maudit, le plus élégant des désespérés. J’ai vite remisé Hemingway et me suis mis à lire, d’un côté, Hölderlin, Nietzsche et Mallarmé ; et de l’autre, ce que nous pourrions appeler le panthéon noir de la littérature : Lautréamont, Sade, Rimbaud, Jarry, Artaud, Roussel (PJ : 90).

23Si, comme l’écrit Samoyault, l’intertexte nous informe du fonctionnement de la mémoire d’un individu, nous devons ajouter que la mémoire vila-matienne instaure un dialogue avec la mémoire culturelle contemporaine. Ce mythe de l’écrivain maudit, ancré dans l’imaginaire collectif, est désamorcé par ce qui apparaît être une entreprise de renouvellement de l’image de l’écrivain dans le champ social. Parallèlement, nous voyons bien dans cet extrait le rôle de structuration historique inhérent à l’écriture du narrateur : en évoquant ce qu’il nomme le panthéon noir de la littérature, Vila-Matas remonte à l’origine du mythe, rétablissant le poète maudit dans son historicité. Il désamorce avec ironie cette figure du poète maudit en montrant tout ce qu’elle a de stéréotypée. De fait, son écriture opère un renversement de la valeur de cette figure : généralement admise positivement comme étant le signe du dévouement de l’écrivain à l'égard de son travail, elle devient dans Paris ne finit jamais le symbole de la naïveté d’un jeune intellectuel qui tente maladroitement de s’engager dans la voie des auteurs qui le précèdent et qu’il admire. C’est dire à quel point la transmission littéraire s’accompagne toujours d’un effort de restructuration et de renouvellement du sens.

24 Il apparaît clair que le travail de la mémoire littéraire, véritable matériau d’écriture dans le cas de Vila-Matas, est toujours accompagné par l’intention de détourner les interprétations canoniques de l’histoire littéraire qui mène à une lecture du réel le plus souvent effectuée à partir d’une vision subjective de la sphère littéraire. Dans Paris ne finit jamais, les passages abondent où le réel n’est évoqué qu’afin d’amener une réflexion de nature littéraire :

Le lendemain, retournant à Paris par le T.G.V., tandis que le train traversait à toute vitesse les vals de la Loire, je lisais, presque en guise d’hommage, le premier tome d’essais de Julien Gracq, écrivain né dans cette région (PJ : 28).

25Tout se passe ici comme si le narrateur, ne voulant pas sortir de l’espace littéraire, pallie le problème de l’évocation des lieux en liant ceux-ci aux figures d’écrivains qui leur correspondent. C’est ainsi que chez Vila-Matas, le monde réel est souvent filtré par la mémoire qu’il a de la littérature. La valeur de la littérature ayant visiblement diminué au sein du social, l’auteur à son tour relègue au second plan la réalité extérieure. Il y a là un effet de surimpression récurrent dans l’écriture de l’auteur selon lequel le réel est relégué sous les masques de la fiction. Les vals de la Loire, dans cette logique, sont associés à Julien Gracq et, par contagion, aux textes de cet écrivain. L’écriture romanesque de Vila-Matas est étroitement liée à la transmission d’une mémoire de la littérature, celle-ci parvenant par moments à saturer le discours jusqu’à contaminer la description de la réalité dans laquelle le jeune narrateur évolue. Dès lors, nous pouvons dire que la transmission littéraire s’accompagne chez celui-ci d’une substitution par laquelle l’évocation d’événements factuels est fréquemment modulée par les écrits, par les écrivains, par la littérature.

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26Ainsi, la littérature française présente dans Paris ne finit jamais est mobilisée par le biais de figures emblématiques et de références intertextuelles. Ce processus de représentation, qui passe par l’intellection ludique de l’histoire littéraire, participe à la refonte d’une mémoire culturelle. Vila-Matas s’autorise de la sorte à manipuler le matériau historique au profit d’un imaginaire littéraire plus débridé, moins contraint que favorisé par le poids de la tradition. Considérant le passé comme un tremplin, l’écriture de Vila-Matas poursuit cette idée valéryenne des textes qui ne se construisent pas de manière insidieuse ou inconsciente, mais relèvent plutôt du travail ordonnateur de l’écrivain ; cette main assume ici les masques bien exhibés de l’explorateur qui redistribue, modèle et propulse de ce fait les récits vers l’avant.

[L]es citations, résidus culturels, s’incorporent de façon prodigieuse dans la structure car, au lieu de s’ajouter tranquillement au reste du texte, elles font en sorte que tous les deux s’entrechoquent, prennent une puissance imprévue et se transforment en un nouveau chapitre du livre (PJ : 165).

27Au final, notons que la remise en cause du canon esthétique par l’auteur semble aussi être un jeu ironique sur une conception de l’histoire littéraire communément partagée, puisque toutes les références citées ne sont autres que de grands auteurs déjà consacrés. Ce qui éloigne de fait Vila-Matas des Pascal Quignard, Jean-Benoît Puech, Pierre Michon ou Pierre Senges qui, chacun à leur manière propre, tentent de refaire les hiérarchies avec de purs inconnus ou délaissés de notre histoire occidentale moderne.

Notes

1  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention PJ, suivie du numéro de page.

Bibliographie

AUDET, René, et Annie RIOUX (2008), « Lire des imaginaires en élaboration. Pierre Michon et Enrique Vila-Matas », dans Jean-François CHASSAY et Bertrand GERVAIS [dir.], Paroles, textes, images. Formes et pouvoirs de l’imaginaire, Montréal, Figura (no 19, vol. 2), p. 17-31.

BLANCHOT, Maurice ([1959] 1986), Le livre à venir, Paris, Gallimard.

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VILA-MATAS, Enrique (2004), Paris ne finit jamais, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Paris, Christian Bourgois.

Notice biobibliographique

Annie Rioux est étudiante au doctorat en études littéraires à l'Université Laval. Ses travaux de recherche portent sur un corpus contemporain de langue française. Elle prépare une thèse sur les œuvres d'Hervé Guibert et de Laurent Mauvignier. Elle est rattachée au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et à la Chaire de recherche du Canada en littérature contemporaine de l'Université Laval. Simon Brousseau est étudiant au doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur les représentations du temps présent qui se déploient dans le roman contemporain et sur leur articulation avec la crise du temps diagnostiquée par de nombreux penseurs contemporains (Hartog, Laïdi, Zawadzki). Auxiliaire de recherche au Laboratoire NT2 depuis 2005, il est également le directeur adjoint de Salon double .

Pour citer cet article :

Annie Rioux et Simon Brousseau (2010), « Quand la littérature se souvient d’elle-même. Les masques d’une mémoire française dans Paris ne finit jamais d’Enrique Vila-Matas », dans temps zéro, nº 3 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document508 [Site consulté le 26 November 2023].

Résumé

La mémoire de la littérature, dans l’œuvre de l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas, rend nécessaire une réflexion sur la portée référentielle de l’intertextualité. Cette analyse du roman Paris ne finit jamais permet de saisir que la réécriture, les allusions à certaines figures et postures littéraires agissent comme véritable interface entre le sujet-narrateur et sa réalité. L’imaginaire de la littérature qui prend forme dans ce roman entraîne une forme de circularité où le sujet, en manifestant un rapport au réel médiatisé par les lettres, développe également, en creux, une réflexion où l’histoire littéraire est soumise à une refonte éminemment subjective.

When considering the work of the Catalan author Enrique Vila-Matas, the theme of the memory of literature requires reflection upon the referential significance of intertextuality in his novels. This study of Paris ne finit jamais enables us to grasp that the act of rewriting, as well as the allusions to certain literary figures and postures in the novel, serve as a veritable interface between the subject-narrator and his reality. The literary imagination that takes shape in the novel entails a certain circularity in which the subject, evincing a relationship to reality mediated by the arts, also cultivates an implicit reflection upon literary history, a reflection through which the former is subjectively reforged.

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ISSN 1913-5963