Dominique Hétu
« Nous cessons ici d’errer »
Vulnérabilités géoémotionnelles dans Le ciel de Bay City et La maison d’une autre
[I]l faut quand même croire à la vie
et lui donner une quelconque importance.
Catherine Mavrikakis, Le ciel de Bay City (2008 : 35)
1 Les romans Le ciel de Bay City (2008), de Catherine Mavrikakis, et La maison d’une autre (2014), de François Gilbert, mettent chacun en scène une femme adulte qui raconte, au travers de pensées coupables, un parcours difficile au cours duquel elle crée et fait l’expérience de relations intersubjectives avec des personnages morts et vivants dans des espaces difficiles. Cet article propose d’explorer comment cette relation attentionnée, voire thérapeutique, se montre aussi, dans ces deux textes, comme un lieu particulièrement significatif dans ce qu’il comporte de négociations intersubjectives particulières. Il s’agira de montrer comment chaque roman, dans un traitement singulier de cette relationalité, rend possible un dialogue entre le discours littéraire et le discours des éthiques du care – issues des travaux pionniers de Carol Gilligan sur le développement moral genré, se concentrant davantage sur les relations et sur les différentes modalités qui les caractérisent telles que le souci, l’attention, la vulnérabilité, l’inquiétude et le soin –, non seulement en donnant accès à un imaginaire où une certaine praxis du prendre-soin est visible, mais plus particulièrement en illustrant la dépendance et la vulnérabilité comme des nœuds psychologiques et spatiaux à la fois contraignants et transformateurs.
2 D’une manière différente de philosophes qui, comme Martha Nussbaum et Cora Diamond par exemple, utilisent certains romans réalistes au profit de la philosophie morale, je suggère que la fiction, plutôt que de simplement exemplifier des postures philosophiques, amplifie le travail de la théorie par sa capacité à illustrer des contextes particuliers qui autrement ne seraient pas accessibles, permettant ainsi d’explorer et d’imaginer les complexités de l’expérience intersubjective. Je postule d’ailleurs, par l’analyse du roman de Mavrikakis – un roman noir dans lequel la hantise et la désorientation mènent le fil des événements – et le dernier roman de Gilbert – une sorte de thriller psychologique situé au Japon –, que d’autres genres que le roman réaliste permettent d’approfondir et de comprendre les enjeux et les textures des interactions intersubjectives. Aussi, il ressortira que le travail de la fiction, entre autres par la représentation d’événements et de contextes particuliers, rend compte du care comme étant à la fois nécessaire, inévitable, et comme étant bouleversant et terrifiant (De Falco, 2011 : 243). Il ne s’agit donc pas d’utiliser cet espace imaginaire pour imposer une morale aux personnages les personnages ou pour promouvoir une certaine vision d’une vie vertueuse. Il s’agit plutôt, comme le montrent ces deux romans québécois, d’explorer les éléments textuels et narratifs tels que les personnages et les lieux pour mieux comprendre l’inévitabilité de la responsabilité ainsi que ses effets à la fois positifs et négatifs. La fiction permettrait donc d’approfondir la compréhension du lecteur et de la lectrice quant aux obstacles qui mettent à mal le pouvoir de réponse à une certaine demande de soin, à la reconnaissance de différentes formes de vulnérabilité.
3 De plus, comme l’a noté Martha Nussbaum, la littérature participe au développement moral du lecteur et de la lectrice « by inviting the reader to perform ethically significant acts of perception and attention, acts that are themselves part of a well-lived ethical life » (Nussbaum, 2003 : 10). Ici, le choix de l’attention comme geste éthique souligne de manière opportune une dimension prévenante de son approche, une préoccupation pour le texte littéraire qui incite à la réflexion morale. Elle ajoute : « The text in this way does not simply represent ethical deliberation, it incites it; and the reader’s acts are valuable sorts of moral activity » (2003 : 16). Encore une fois, cela ne signifie pas qu’une bonne manière de lire prévaut, ou encore qu’il faille imposer une morale aux personnages les personnages au profit d’une philosophie morale qui instrumentaliserait la littérature.
4Si Nussbaum semble rejeter, comme l’a remarqué Virginia Held, les éthiques du care au profit d’un libéralisme moral qui considère le prendre-soin avant tout comme un intérêt ou un choix individuel (Held, 2006 : 94), son recours à la littérature souligne comment les romans rendent visibles des formes de vie et des manières d’habiter le monde – des géographies du care. Le travail de Nussbaum permet alors de faire un pont entre cette visée plus large de la contribution littéraire à la philosophie morale et l’apport d’une philosophie morale articulée autour du care au littéraire. Cela permet en effet d’extrapoler la pensée de Nussbaum à propos de l’utilité de la littérature pour la compréhension des moments moraux et de penser comment une lecture informée par les éthiques du care convoque aussi une certaine démarche morale en sollicitant une attention particulière aux marques ordinaires du prendre-soin, aux gestes invisibilisés qui participent à l’espace vécu et aux processus de subjectivation des protagonistes.
5Plus globalement, et à la lumière de l’analyse comparative des romans La maison d’une autre et Le ciel de Bay City, il s’agit de voir comment la fiction interroge et complexifie la notion de responsabilité envers soi et envers l’autre, comment elle illustre différentes situations et particularismes de l’im/possibilité relationnelle, et ce, à différentes échelles : intime, sociale, spatiale, corporelle, politique et culturelle. Une analyse littéraire dont la méthodologie s’inscrit dans et utilise une pensée du care met alors en lumière de nouvelles manières d’organiser le réel, possiblement un ou des modèles où « c’est la relation, le fait d’être en relation, qui crée la responsabilité » (Laugier, 2015 : 139), où c’est la relation qui prévaut comme unité.
6 Dans un premier temps, les liens entre les espaces (la maison, le basement, la mémoire) et la responsabilité envers autrui et envers soi seront explorés. Cela permettra l’illustration d’un tissage complexe entre géohistoire de soi – soit l’illustration des « permanences, [de] l’inertie ou [d]es trajectoires imposées par des configurations spatiales » (Jacob-Rousseau, 2009 : 211) – et géographies du care, terme emprunté et adapté d’une branche de la géographie humaine qui s’intéresse aux liens entre géographies et émotions, et qui conçoit l’expérience géographique de même que la méthodologie géographique comme un amalgame spatialisé de pratiques socioémotionnelles, voire thérapeutiques1. Puis, dans un second temps, une lecture axée sur ces géographies du care, sur ce qu’elles révèlent non seulement comme tissage intersubjectif, mais comme manière de penser les vulnérabilités de l’« habiter », permettra d’amplifier les fonctions des interactions et des intériorisations des personnages avec des figures fantomatiques à travers les lieux qui procurent un certain soin. Il s’agit ainsi de rendre visibles différentes pratiques du prendre-soin qui participent aux processus de subjectivation des protagonistes.
7Les représentations de l’espace vécu dans les deux romans montrent le tissage complexe entre spatialité et care : les expériences que vivent les personnages sont mises en forme et affectées par un rapport trouble à l’autre qui n’est jamais résolu, qui dirige l’attention sur une vulnérabilité2 montrée non pas strictement comme une faiblesse, mais bien comme une source positive d’options qui leur permettent, malgré les difficultés, de vivre bien. Les deux protagonistes vivent en effet une existence hantée, dans des lieux nouveaux et supposément éloignés des fantômes, mais qui se révèlent tout de même marqués, sinon pris en charge par les relations étranges entretenues par les protagonistes avec leurs morts. Si les relations avec plusieurs personnages vivants soulignent l’étrangeté des protagonistes, leur inconfort, leur mal-être endeuillé et colérique, ainsi que leurs relations avec les morts amènent certaines pistes de réponse qui montrent que les personnages féminins principaux usent de stratégies afin de lâcher prise et de mieux accepter leur relationalité fondatrice. Dit autrement, les stratégies narratives et textuelles utilisées par Mavrikakis et Gilbert ouvrent un habiter poétique (Deschênes, 2011 : 213) et aident à vivre, à actualiser la charge transformative et responsable de différentes formes de vulnérabilité.
Le poids et la force des autres
8Dans Le ciel de Bay City, Mavrikakis met en récit les mouvements de sa protagoniste au travers de différentes frontières. Entre l’Amérique et l’Europe, entre la vie et la mort, entre l’épanouissement individuel et la responsabilité familiale, entre le plastique luisant d’une petite maison de tôle américaine et la crasse de son cagibi maintenu secret, le personnage d’Amy est en quête de sens face à la mort multiforme qu’elle côtoie. Sa mère et sa tante, Denise et Babette, ayant quitté le Vieux Continent et s’étant établies dans la petite ville américaine de Bay City pour échapper à la mémoire de la Shoah qui pèse sur leur famille, elle tente de comprendre leurs comportements et leurs secrets, dont l’indifférence et l’inhospitalité de sa mère à son égard :
« Ma mère ne va pas me voir et ne tient pas à venir me chercher. […] À ce moment-là, les travaux du basement occupent toute la maisonnée. Personne n’a vraiment le temps de s’occuper d’une enfant qui, de toute façon, depuis sa venue au monde, n’est qu’une source d’ennuis » (Mavrikakis, 2008 : 13)3.
9La vie relativement ordinaire de l’adolescente, dont peu de personnes se soucient, change lorsqu’elle est forcée d’aider sa tante à faire un grand ménage de la maison et qu’elle fait une découverte surprenante dans le sous-sol. Elle découvre en effet les fantômes de ses grands-parents, disparus en Pologne. Sans trop se questionner sur l’existence même de ces deux fantômes, Amy est plutôt sensible à leur condition dès le départ et entreprend de les protéger tout en essayant de percer le secret de leur « existence morte », se sentant à la fois responsable d’eux et désespérée d’être sans cesse confrontée à ce qu’elle nomme « l’abjection de la vie » (CBC : 44).
10 Ce basement 4 symbolise le passé tabou, renié, de la Shoah, que Denise et Babette tentent d’oublier. Cet espace est à la fois le lieu où sont cachés les fantômes des grands-parents décédés dans les camps et l’endroit où la famille se protège du ciel et de ses tempêtes. Lieu d’une mémoire reniée et lieu protecteur contre un ciel qui symbolise un avenir trahi, illusoire, le « cagibi » s’inscrit dans un tissage géoémotionnel et éthique : si la famille d’Amy cherche à se libérer des traumatismes de la Shoah et à trouver une vie meilleure dans les clichés de l’Amérique, c’est aussi là que sont gardés les parents de Denise et Babette, à la fois comme marque indélébile de ce passé, hantise inévitable, et lien familial marqué par une tension entre le protéger et l’oublier. Amy, qui est à l’écoute de ces fantômes, qui les voit et les accueille, a « un don de guérisseur des corps et des âmes » (CBC : 19). Sous la forme d’un long monologue où elle fait remonter les souvenirs, le récit met en scène Amy qui raconte alors sa vie de morte-vivante, incapable de libérer sa famille de ces morts d’Auschwitz et d’ignorer les appels de ces fantômes. En effet, dans un geste extrême, Amy survit au brasier qu’elle a déclenché et qui a rasé la maison de tôle dans laquelle toute la famille dormait. Bien que personne ne la croie et que le doute surgisse dans l’esprit du lecteur et de la lectrice quant à son rôle dans les événements, Amy prend la responsabilité du fardeau dont elle voulait débarrasser les siens et les générations à suivre : « Il me faut du courage pour accomplir la fin de notre destin et délivrer tous les miens du poids du temps » (CBC : 247). Ce fardeau porté par Amy est étroitement lié à l’histoire de sa famille éloignée morte dans les camps en un jeu de négociations relationnelles, attentionnées, culpabilisantes, qui s’inscrivent et qui marquent les lieux. Croyant faire périr leur histoire par le feu, Amy suggère avoir brûlé la maison volontairement, mais c’est en vain : « Apparemment, je n’en avais pas été capable. J’avais failli au seul devoir que je devais accomplir. […] Je voulais tant que nous mourrions ensemble » (CBC : 267-268).
11 Les attitudes et les pratiques du care dont Amy fait preuve marquent et construisent ainsi les espaces de vie et de mort qui se chevauchent dans le récit, constituant ces géographies d’un care qui ne réussit pas toujours, mais qui au moins l’encourage, non sans difficulté, à vivre : « Il faut quand même croire à la vie et lui donner une quelconque importance » (CBC : 35). Ce don de l’importance, modalité du care et expression attentionnée bien qu’incertaine, toujours mise en doute par la narratrice, convoque une nouvelle modalité de lecture qui permet de réfléchir différemment la forme du récit. Se dévoile ainsi une écriture du care intimement liée à l’écriture des lieux, montrant une autre facette des dynamiques de l’habiter.
12 La maison de tôle et la mort qui en façonne les fondations et la charge affective, parfois désignée dans le récit comme « chez-soi » puis comme « prison de tôle », est un des lieux qui construit l’expérience sociospatiale ambivalente de la protagoniste. Suicidaire, n’ayant que très peu foi en la vie bien qu’elle soit une survivante à plusieurs égards, elle erre : « Si je n’ai pas de place dans ce monde, je n’en ai pas plus dans l’au-delà » (CBC : 35). En effet, entre l’Europe et l’Amérique, entre les disparus des camps et les survivants qui ont migré, entre Amy et sa mère, Amy et les hommes, ses grands-parents pris quelque part entre la vie et la mort, puis encore entre Amy et sa fille, se font et se défont des liens géoémotionnels dont les ancrages avec les objets, avec le passé et avec les corps constituent l’expérience des géographies du care, illustrant symboliquement comment l’espace et le soi sont intimement liés et affectés par une relationalité fondamentale. Amalgamées à une réflexion sur les espaces de vie, sur l’expérience du being-at-home, les expressions du care – soit le sentiment de responsabilité d’Amy, son attention envers sa famille, envers son histoire, envers les secrets de la maison, son écoute particulière – confirment ici que l’espace, comme le souligne Doreen Massey, « is constituted through interactions, from the immensity of the global to the intimately tiny » (2005 : 9).
13 L’intime, l’étroit, est hanté par les fantômes des grands-parents, symboles d’un passé génocidaire qui n’en finit plus de laisser des traces. C’est d’abord l’immensité du ciel qui procure à Amy, devenue pilote d’avion, une porte de sortie où se mélangent les odeurs de la pollution et de l’essence : « Sur le tarmac, je suis transportée par les relents qui s’exhalent des avions et des camions-citernes. […] J’aime conduire les avions dans le ciel et si celui-ci n’était pas contaminé par la pollution, il sentirait trop le passé rance, infect » (CBC : 259). En plus de trouver un certain réconfort à parcourir le ciel « contaminé par la pollution » en tant que pilote d’avion (CBC : 259), c’est à travers la relation avec sa fille Heaven qu’Amy trouve un certain sens à sa vie, tout comme sa mère et sa tante avaient « donn[é] vie à des petits Américains tout neufs qui leur feraient oublier les rages et les colères de l’Europe guerrière » (CBC : 11). D’abord fille et ensuite mère à son tour, Amy cherche un lieu au travers duquel ces deux identités condamnées seront apaisées, traînant toujours avec elle une responsabilité historique qui n’est pas entièrement sienne, étant toujours accompagnée par les fantômes des Rosenberg. Soucieuse de protéger sa fille Heaven contre « l’horreur insondable du monde » et trouvant, avec surprise, une réconciliation « avec l’existence et ses cieux livides, dépouillés » (CBC : 262) dans cette relation mère-fille lumineuse, Amy apprend, au sein de cette réciprocité, à cohabiter avec les morts et leur histoire qu’elles partagent toutes deux. L’échappatoire que favorisent les vols d’avion est remplacée par son désir de protéger sa fille contre « l’horreur insondable du monde quand le ciel devient noir » : « J’ai vite opté pour des vols courts, des voyages éclair, une carrière sans éclat pour habiter les nuits de mon enfant chérie » (CBC : 283-284).
14 Puis, à la fin du récit, dans la maison de Rio Rancho, après avoir « mené des combats sanglants contre les furies du passé » et avoir « construit un rempart contre l’Histoire » (CBC : 284) afin de protéger sa fille, Amy s’aperçoit vite que les fantômes ont encore besoin de hanter sa maison, ce nouveau lieu qu’elle croyait libéré du passé de Bay City et de la Pologne. Elle découvre aussi, un matin, que Heaven a cessé de dormir dans le lit maternel et veut aménager le sous-sol, lieu lourd de souvenirs pour Amy, mais où sa fille semble à l’aise, la libérant d’une certaine responsabilité envers elle : « [P]etite, elle allait souvent se cacher “en bas” et me forçait à la chercher durant des heures d’effroi » (CBC : 288). Les lieux et les relations intersubjectives façonnent ces géographies du care qui permettent à Amy de rester en vie et de mieux cohabiter avec la mort, malgré la terreur ressentie dans le sous-sol de Rio Rancho. La présence de ces autres ainsi que les lieux construits en réaction à ces autres et altérés par eux façonnent l’identité d’enfant puis de mère d’Amy. Et ce sont les pratiques du care – la protection de Heaven, l’écoute attentive d’Amy envers les morts, l’hospitalité particulière des sous-sols, la responsabilité inéluctable – qui révèlent le prendre-soin comme une médiation nécessaire entre le soi et les autres, le soi et les lieux.
15 Il s’agit d’une hospitalité particulière puisque Amy, adolescente, trouve un confort dans le sous-sol de la maison familiale, alors que, lorsqu’elle est mère, le sous-sol de la nouvelle maison de Rio Rancho l’effraie. Et il n’est pas anodin que la jeune Heaven se réfugie dans ce sous-sol qu’Amy craint tant, d’une manière qui maintient cette ambiguïté présente dans le sous-sol de Veronica Lane. Elle trouve certaines pistes de réponse dans la relation à sa fille qui, elle, est à l’aise avec les fantômes qui habitent le basement de leur nouvelle maison au Nouveau-Mexique : « J’ai toujours détesté les caves, les lieux fermés qui sentent le remugle des années mortes. Mais Heaven a insisté. […] La lumière que dégage ma fille la met à l’abri de l’obscurité opaque, moisie des lieux souterrains. […] Je dois me faire à cette idée que Heaven est bien dans le sous-sol » (CBC : 287-289). Heaven illumine la noirceur du basement de leur nouvelle maison et symbolise ainsi une forme de réconciliation entre le passé et le présent, voire une certaine acceptation de ce passé lourd qui, peu importe les déplacements d’Amy au Nouveau-Mexique, à Auschwitz ou en Inde, peu importe ses vols d’avion, ses fuites et ses quêtes d’un ailleurs, pèse sur le corps d’Amy et investit les lieux qu’elle habite. Si « la haine et la parole véhémente qui l’accompagne sont les moteurs du Ciel de Bay City » (Laforest, 2010 : 222), j’ajouterais que le care complexifie, dans sa présence fragmentée, fragile, ambivalente, l’anamnèse d’Amy et son dispositif rétentionnel ; qu’il permet, dans ses interactions avec l’espace, non seulement dans les sous-sols mais aussi, aux antipodes, dans ses vols d’avion à travers le ciel, d’inventer une nouvelle façon de faire face à la cohabitation du passé et du présent.
16 D’ailleurs, le récit se termine sur l’union endormie, paisible, des corps vivants et des corps morts. Amy trouve, dans le sous-sol de la maison de Rio Rancho, une surprise douloureuse : Heaven – dont la charge symbolique du prénom évoque bien sûr le paradis, mais surtout la fille comme futur idéalisé, comme source de bien-être et comme nouveau lieu après la mort – est couchée au milieu de tous les membres de sa famille disparue, enlaçant la grand-mère Elsa. En effet, le symbolisme de ce prénom, Heaven, est double : non seulement est-elle une source d’espoir pour Amy et lui procure une raison d’être, mais Heaven est aussi celle par qui les morts se retrouvent enfin, métaphore de cette région suprême, dans les cieux, où les morts sont censés se reposer, s’apaiser. Que Heaven soit si à l’aise dans le sous-sol du Nouveau-Mexique symbolise l’impossibilité, pour Amy, de prendre la fuite dans le ciel pollué, d’y trouver une échappatoire, puisque le salut, le repos, semble se trouver « dans la terre rouge d’un sous-sol du Nouveau-Mexique » (CBC : 292). Amy, qui a tenté de protéger sa fille contre l’Histoire, fait face à l’inévitable : « Les miens sont tous là autour du lit de ma famille, de mon Heaven. Je voudrais crier. Hurler de douleur. Ma fille chérie habite elle aussi l’histoire » (CBC : 292). Il n’est alors plus nécessaire, pour Amy, de prétendre à ce rôle de pilote, de guerrière autonome, seule contre l’Histoire.
17 La douleur de l’échec fait place à l’inévitabilité de la relationalité, à une douceur corporelle et affective lorsqu’elle décide de s’allonger elle aussi, puisqu’il semble inévitable que ces fantômes de l’Histoire fassent partie de leur vie : « Je me décide enfin. J’enjambe les corps sans les réveiller. Je me couche à même le sol parmi les chiennes et les humains. J’enlace le petit corps d’Angie et me blottis contre ma mère. Tout est doux. […] La chaleur des miens me berce » (CBC : 292). Amy est réconciliée, d’une certaine manière, avec ce qu’elle a toujours combattu : « Nous cessons ici d’errer, inhumés dans la terre rouge d’un sous-sol du Nouveau-Mexique » (CBC : 292). Si Amy est celle qui a initialement, dans la maison de tôle de Bay City, accepté d’entendre les morts, de répondre à leur demande d’agir, de faire preuve d’hospitalité envers eux et de reconnaître son héritage, elle en paie le prix par ses élans de violence, sa vie marquée par la mort, son déracinement. Grâce à Heaven, qu’elle tente tant bien que mal de protéger, semble émerger, en toute fin de récit, un sentiment d’appartenance qui donne l’impression que ce désir d’aller se perdre dans un ailleurs n’est plus nécessaire. Ces trajectoires humaines, où s’articulent des liens complexes entre les deux basements, la mémoire, la vulnérabilité des sujets corporels et les fantômes, révèlent une réciprocité intersubjective qui évolue au fil des géographies du care, dès qu’Amy accepte cette demande d’agir que lui font les morts, et dès lors qu’elle trouve avec eux une source identitaire qui lui permet, non sans violence et sans peine, de se construire.
Les risques du care
18 Dans La maison d’une autre, les tensions entre l’environnement contraignant et les désirs enfouis d’une jeune femme devant faire des choix lourds de conséquences la poussent au crime. La narratrice, Nanami, reçoit un appel troublant d’Olivier, un ancien amant, qui lui demande son aide et qui éveille en elle des désirs et une personnalité endormis, relents d’une ancienne période de sa vie durant laquelle elle était travailleuse du sexe. À quelques jours de son mariage avec Hiro, un architecte terne, elle hésite d’abord à répondre à l’appel de son ami, mais décide tout de même de plonger et de l’aider à camoufler en suicide la mort supposément accidentelle d’une travailleuse du sexe nommée Etsuko. Lui venir en aide – et cela signifie qu’elle cautionne le crime d’Olivier et y participe – permet à Nanami de répondre à ses propres besoins de vivre des moments intenses et de sortir de son quotidien de femme au foyer : « [C]’était d’autre chose, encore indicible, dont j’avais besoin […] je m’étais crue dans un espace où l’on m’acceptait inconditionnellement et où j’étais prise en charge » (Gilbert, 2014 : 18, 31)5. Si Nanami accepte de participer au crime au nom d’un amour inconditionnel envers Olivier et d’une envie de sensations fortes, elle est tout de même consciente de la charge morale problématique de son engagement. À la suite d’un rare contact physique avec son fiancé Hiro, elle remarque : « Libérée de l’étreinte, une sensation de vide m’envahit. Il ne fallait pas que cette dissimulation m’enlève toute valeur morale. Il était temps de découvrir de quoi j’étais vraiment capable. En pensant à cela, j’eus l’impression d’avoir enfin un but » (MUA : 40). Entre ses interactions avec Olivier, marquées par l’intensité, la passion et la transgression, et celles avec son fiancé, convenues et monotones, s’opère un jeu de négociations, de questionnements qui lui procure une sensation étrange d’errance quelque part entre son ancienne vie qui refait surface et la nouvelle, symbolisée par la maison en construction dans laquelle elle cache le corps d’Etsuko, la femme assassinée.
19 En effet, c’est dans la maison qu’elle et Hiro font construire que Nanami et Olivier décident de cacher le corps. Cette maison qui ne cesse d’être en travaux symbolise à la fois la relation incomplète entre Nanami et Hiro, celle entre Nanami et Olivier, mais aussi le processus de construction identitaire de la narratrice. De plus, le cadavre dissimulé dans un congélateur au sous-sol symbolise la personnalité cachée de Nanami, mais aussi la femme comme objet sexualisé, jetable, un statut souvent attribué aux femmes dans une culture contraignante vécue dès l’enfance : « J’avais grandi dans une maison où l’expression de la tristesse et de la douleur n’avait jamais eu sa place, un univers où femme et enfant devaient apprendre à se maîtriser » (MUA : 102). Si les clichés de la femme au foyer et de la prostituée s’entrechoquent dans le récit et laissent peu de place à une identité alternative, confortable, pour Nanami, cette dernière, par différentes pratiques et expressions de soin envers le cadavre d’Etsuko, prend en charge une vie dans laquelle elle était jusqu’alors instrumentalisée. Se couchant sur le congélateur et reproduisant la position de la morte, y trouvant le « seul endroit de la maison » qui lui appartient et ayant « le sentiment de poser un geste bienfaisant », elle prend soin d’elle-même en prenant soin, non sans étrangeté, d’Etsuko, révélant une figure du double qui déstabilise les espaces de vie tranquilles, ce « monde sécuritaire » qui ne faisait qu’« exacerber son sentiment de dissemblance » (MUA : 56, 7, 131, 101).
20 Ces moments montrent la charge ambivalente des pratiques du care ainsi que la posture conflictuelle de Nanami, qui oscille entre prendre soin d’elle à travers sa relation stimulante avec Olivier, et prendre ses responsabilités face à l’horreur du crime commis et à sa relation insatisfaisante avec Hiro. Tout en voulant raviver une relation avec Olivier grâce à laquelle elle se sent vivante, et en répondant à son appel à l’aide – et donc en prodiguant un certain care – Nanami s’enfonce aussi dans une relationalité programmée avec Hiro, s’acharnant à combler un rôle traditionnel de fiancée et de femme au foyer. Nanami fait la cuisine, s’occupe de la décoration, mais dans un détachement grandissant qui ne passe pas inaperçu, qui brise lentement son image d’épouse parfaite qui lui pèse tant. Nanami fait usage d’un care technique, matériel, pour camoufler son besoin de reconnaissance et d’attachement qu’elle tente, sans succès, de trouver dans sa relation avec Olivier, puis avec Etsuko. La maison d’une autre montre ainsi les difficultés de développer un sentiment d’appartenance lorsque les relations de soin échouent, qu’elles sont unidirectionnelles : Nanami prend soin d’Hiro, d’Olivier et, d’une certaine manière, d’Etsuko, mais les gestes attentionnés portés à son égard ne répondent pas à ses besoins. Ils la maintiennent plutôt dans un cadre social et moral stéréotypé qui lui impose une identité. Nanami transgresse ainsi les codes moraux et sociaux afin de se sentir un peu plus vivante, et cela, sans perdre le confort et la stabilité de sa relation avec Hiro. Et cette revitalisation passe, étrangement et extraordinairement, par la mort d’Etsuko et par cette relation intersubjective avec son cadavre.
21 Confinée à l’espace domestique, Nanami cherche son identité. Camouflant le cadavre d’Etsuko dans le congélateur de sa nouvelle maison, Nanami trouve chez cette femme une source à la fois de réponse et de culpabilité : « Au frémissement de mon cœur, bien que cela me parût insensé, je compris que la morte constituait un être à part entière qu’il m’avait tardé de retrouver » (MUA : 57). Face à son sentiment de solitude et à l’aspect banal, convenu de sa relation avec Hiro, Nanami voit en Etsuko une présence étrangement réconfortante qui complique l’idée initiale de se débarrasser du corps : « Pendant que je songeais aux divers moyens de me débarrasser d’elle, je pressentis que tant qu’elle resterait ici, la solitude pèserait moins lourd » (MUA : 57). C’est donc la relation avec le cadavre d’Etsuko qui prend le plus d’importance ; c’est ce cadavre caché dans la maison qui fait chavirer la dynamique relationnelle asymétrique entre elle et Hiro, et entre elle et Olivier. Ce souci envers Etsuko la confronte à son besoin « d’entrer en contact avec quelqu’un, d’une manière profonde, honnête » (MUA : 57). Le présence morte et envahissante d’Etsuko dans la nouvelle maison, dans un lieu qui symbolise une vie rangée et déjà tracée pour Nanami, permet à celle-ci de trouver de nouveaux ancrages identitaires qu’elle niait avant d’être confrontée à la triste réalité de la vie d’Etsuko. Morbide et troublante, cette relation entre vivante et morte, qui se révèle aussi comme étant thérapeutique, brouille la trajectoire « toute tracée » de Nanami et lui ouvre une porte de sortie tout en lui offrant un double dont elle veut prendre soin puisqu’il lui permet d’assumer une personnalité niée et refoulée :
Je glissai un index sur sa joue glacée, lui promettant de prendre soin d’elle. C’est alors qu’un tunnel se creusa, sous ma route toute tracée. Ses limites semblaient inexistantes. Ses directions infinies. Il ne tenait qu’à moi de les explorer, de rejoindre des rivières souterraines, d’étendre mon territoire, de creuser des ramifications. La femme reposant sous mes yeux s’était déjà implantée dans cette région vierge (MUA : 57).
22Les liens entre le soin qu’elle souhaite apporter à Etsuko et le discours spatial qu’elle utilise pour exprimer les effets de cette relation sur son expérience trouble aident à comprendre la charge symbolique du lieu : l’extension, le creusage entrepris par Nanami est dû à la présence d’Etsuko et au sentiment de responsabilité mimétique qu’elle ressent. En effet, elle est plus attentive à ses besoins depuis qu’elle cache cette femme dans le sous-sol, allant jusqu’à penser à son positionnement symétrique dans la maison : « Si je me représentais bien l’architecture de la maison, nos corps étaient superposés, mais tête-bêche. Je m’extirpai des couvertures et pivotai pour produire une connexion parfaite » (MUA : 56). Allant même jusqu’à dormir une nuit sur le congélateur, Nanami fait à plusieurs reprises l’expérience d’un effet-miroir, à travers l’utilisation de son corps, qui lui renvoie l’image de sa vie passée, de qui elle est peut-être vraiment, mais qu’elle camoufle alors qu’elle cherche à se libérer : « Tout paraissait normal, mais le son retentit de nouveau. Je ne pouvais accepter ce que mon cerveau suggérait : la morte frappait sur les planches de mélamine pour en être libérée » (MUA : 61).
23 Nanami choisit d’ailleurs de mentir à son fiancé et de mettre en œuvre toute une série de faux-semblants afin de laisser libre cours à « une passion contenue par le respect des conventions sociales » et de ne plus être limitée à « être aimée rationnellement » par Hiro (MUA : 18, 16). Alors que le mariage approche et qu’elle s’assombrit, apeurée à l’idée de se faire prendre, elle s’isole et tisse des liens de plus en plus étroits avec le cadavre d’Etsuko, qu’elle protège rigoureusement et auquel elle pense nuit et jour : « [J]e nageais en plein chaos. La peur d’être découverte me gagnait un peu plus chaque jour, et mon premier réflexe fut de me replier. Mon sens de la réalité s’altéra. […] Le choix de mes activités était orienté pour cultiver mon espace intérieur, seul endroit où je me sentais en sécurité » (MUA : 75). Tout comme Amy, Nanami tente de trouver sa place dans le monde au travers de négociations géoémotionnelles qui prennent forme grâce à un souci de l’autre – elle s’assure de donner à Hiro, à Olivier et même à Mitsuko, l’ex-conjointe de son fiancé, « l’attention recherchée » – et tente de porter attention à ce qui compte vraiment pour elle malgré les conflits afin que la mort d’Etsuko reste secrète : « [I]l était évident que nous ne nous attardions pas à ce qui comptait vraiment » (MUA : 20). Le roman de Gilbert traite différemment du continuum trouble entre vie et mort, explorant l’identité en termes de culpabilité, de désirs inavouables et de transgressions morales qui soulèvent plusieurs questions d’ordre spatial et de l’ordre du prendre-soin.
24 Si le personnage d’Amy, chez Mavrikakis, se développe à la rencontre de plusieurs formes spatiales et des fantômes des grands-parents, la protagoniste du roman de Gilbert illustre une évolution du sujet qui se fait en réciprocité avec le cadavre d’Etsuko ; une réciprocité asymétrique marquée par les rapports de pouvoir complexes dans lesquels opèrent le sexisme, la classe et la criminalité. Tout comme Amy à la fin du roman, Nanami fait lentement sens de son existence au contact étrange d’un cadavre, de la mort qui hante sa maison. Soucieuses du bien-être de ces morts, les deux personnages façonnent leurs espaces de vie pour mieux vivre cette relation particulière qui se déploie non sans heurt. Il est d’ailleurs nécessaire de souligner que les figures fantomatiques hantent Amy : elle découvre les Rosenberg dans le basement, puis ils la suivent à Rio Rancho, la hantant non seulement à travers ses lieux, mais surtout à travers la relation entre Amy et ses espaces de vie. Dans un même ordre d’idées, le cadavre d’Etsuko, à qui Nanami s’adresse comme si elle était presque toujours en vie, contamine la maison par sa présence dans le sous-sol, fantasme (fantôme s’écrit phantasma, en latin) de sa vie antérieure qu’elle réprime.
Parcours géoémotionnels
25 Les deux romans montrent une dynamique du prendre-soin qui est géoémotionnelle – soit dans laquelle la charge émotive et morale agit sur les espaces vécus et sur la spatialisation des corps présents les uns pour les autres. Les échanges avec les morts et le besoin des protagonistes de saisir l’ampleur de la charge identitaire de la relation difficile avec les fantômes et les cadavres illustrent le refus des personnages féminins de poursuivre un quotidien où sont niées leur complexité et leur force d’agir. Cette relationalité est constitutive de l’expérience spatiale des protagonistes, mettant de l’avant non pas le sujet indépendant, mais plutôt sa singularité vulnérable et l’impossibilité de l’isolement humain, même face à la mort et à l’omniprésence des fantômes, symbolisée par la figure du sous-sol. De plus, cette relationalité cachée, fantasmée des protagonistes, où se déploient des tissages géoémotionnels particuliers entre la vie et la mort, montre que l’usage symbolique de l’espace permet une interprétation autrement attentive de ses capacités thérapeutiques : « [O]ur relationship to death, and our inability to manage it rationally, serve as an opening to a deeper care towards others » (Dungey, 2007 : 245).
26 Les responsabilités dont sont chargées les deux protagonistes ont aussi une incidence sur leurs espaces vécus en ce qu’elles caractérisent les relations constitutives d’espaces régis par un cadre patriarcal et genré, et en ce qu’elles mettent en évidence la capacité de réponse – la response-ability 6 – particulière à leurs expériences éthiques et affectives. D’une part, certaines responsabilités soulignent la charge du soin portée par les femmes. Il n’est en effet pas anodin que le care soit accompli par deux protagonistes féminines : de nombreuses recherches féministes sur le care notent que la charge mentale et matérielle des inégalités structurelles relatives au travail du soin incombe principalement aux femmes7, alors que d’autres démontrent la valeur de gestes et d’attitudes caring trop souvent encore relégués à un statut invisible « dans l’espace patriarcal, libéral et néolibéral » (Bourgault et Perreault, 2015 : 14). Amy est « responsable » de masser les pieds de sa tante Babette et de l’assister dans la grande corvée ménagère. Babette compare exagérément ce service rendu à « un don de guérisseur des corps et des âmes » (CBC : 19). C’est d’ailleurs au cours de cette grande corvée de ménage qu’Amy découvre le cagibi où se trouvent les grands-parents. Aussi, Nanami, dans le roman de Gilbert, est femme au foyer : elle est responsable des tâches domestiques, de la décoration, des repas, et elle utilise cette responsabilité pour empêcher la découverte du corps d’Etsuko dans le congélateur, où tout est supposément classé dans un système précis qu’elle seule peut utiliser. Les deux femmes sont mal à l’aise dans leur environnement domestique respectif et sont contraintes d’accomplir des tâches historiquement attribuées, « naturalisées » pour les femmes. D’autre part, elles se réapproprient le travail du care de manière radicale : elles posent des gestes subversifs qui leur permettent de prendre en charge leur expérience respective et ainsi de rendre visibles non seulement le poids politique et genré de la relationalité, mais aussi la réciprocité – bien qu’asymétrique – et le self-care qui opèrent également dans cette dynamique particulière. Amy, par exemple, met son corps au service des hommes, mais le texte se concentre sur la jouissance du corps de la jeune femme ainsi que sur la force émancipatrice du plaisir sexuel qu’elle connaît et du pouvoir libérateur de l’argent (Lord, 2012 : 46-47). Nanami utilise aussi son corps pour mieux entrer en relation avec Etsuko et, simultanément, pour faire place à une partie d’elle-même qu’elle gardait confinée : son positionnement dans la maison, les nuits passées couchée sur le congélateur et sa distanciation physique et émotionnelle avec son fiancé soulignent une tentative de réappropriation d’un espace domestique où elle doit maintenir invisible ce que le corps mort d’Etsuko symbolise, soit un passé à la fois honteux et salutaire. Cette configuration symétrique particulière entre un corps vivant et un corps mort, inscrite dans une dynamique de pouvoir et de complicité entre Nanami et Olivier, révèle les « positions sociales hiérarchisées » (Paperman, 2015 : 38) qui caractérisent les rapports intersubjectifs entretenus par Nanami. Cette dynamique rend visibles d’autres formes de care qui la libèrent partiellement du poids patriarcal et qui lui permettent de résister, de façon singulière, au modèle hégémonique du couple et aux stéréotypes de la femme au foyer. Si les deux romans font certes état, pour revenir à la citation de Nicholas Dungey, d’un « deeper care » dans ces relations particulières entre leurs protagonistes et les morts, ils soulignent aussi, en imaginant des situations extrêmes, les enjeux de genre dans les rapports complexes de domination et de vulnérabilité.
27 De plus, les responsabilités lourdes envers leur passé et envers elles-mêmes trouvent un écho dans la manière dont les fantômes et les morts aident les protagonistes à développer des stratégies leur permettant de mieux habiter leur vie respective. Amy n’est encore qu’une jeune femme cherchant à faire sens de son existence lorsqu’elle fait la découverte de ses grands-parents dans le basement. Nanami est, quant à elle, sur le point d’entamer un nouveau chapitre de sa vie en se mariant avec Hiro, pensant faire table rase d’un passé tabou qu’Olivier ramène à la surface en lui demandant son aide avec le cadavre d’Etsuko, symbole à la fois de sa vie passée et de la honte qui l’accompagne. Ces deux protagonistes, en se mettant à la disposition des autres à des moments charnières de leur vie, en faisant acte de care envers différentes figures humaines et surnaturelles qui requièrent un soin extraordinaire, reçoivent aussi un soin particulier dans une réciprocité relationnelle transformatrice.
28 Malgré les obstacles et les traumatismes, le care rend possible un cheminement nécessaire, une transformation thérapeutique qui opère dans leur processus de subjectivation d’Amy et de Nanami. Une lecture du care et par le care aide ainsi à comprendre que le soi se développe surtout de manière relationnelle, et dans les deux romans la primauté de cette relationalité est symbolisée par ces figures fantomatiques qui hantent, qui habitent les espaces vécus, soulignant l’apport géographique du prendre-soin et amplifiant les interprétations possibles des lieux où le soin est prodigué. C’est pourquoi la maison de tôle de Bay City, la maison de Rio Rancho où emménagent Amy et Heaven, ainsi que la maison en construction où se réfugie Nanami ne suffisent pas à donner aux protagonistes un sentiment d’appartenance et de confort puisqu’elles portent une responsabilité qui demande des gestes attentionnés : c’est le pouvoir transformateur du care, à travers les relations de réciprocité particulières entretenues avec les fantômes – mais aussi avec Heaven dans le cas d’Amy –, qui amène des stratégies habitables et qui permet aux deux personnages de prendre leur vie en charge.
29 Il y a transformation lorsque les protagonistes jouent avec les frontières, ne s’arrêtent plus à la rigidité de certaines limites (mort/vivant, passé/présent) en faisant place de manière plus intime, plus attentive à leurs liens interdépendants. C’est ce brouillage que convoquent les géographies du care et qu’il s’agit de rendre visible en s’éloignant, malgré des maillages historiques et symboliques complexes, de la notion de chez-soi – dont le domicile est l’acception la plus présente dans l’imaginaire populaire8. Hantées par la mort, les maisons dans les deux romans brouillent les lignes déjà fragiles entre le dedans et le dehors, entre le chez-soi et l’ailleurs, le mort et le vivant. Les deux protagonistes ne s’y sentent pas chez elles et construisent donc autrement leurs trajectoires géoémotionnelles, leurs espaces de vie, de manière dispersée, hésitante, principalement à travers ce rapport co-constitutif entre espace et relationalité. Afin de maintenir un certain sentiment d’appartenance à leur environnement respectif et afin de faire sens des différents événements et rencontres qui construisent leur quotidien, les protagonistes font usage d’attitudes et de pratiques attentionnées, attentives à des dynamiques intersubjectives souvent invisibles. Elles retracent, dans un jeu de tensions et de négociations, leur histoire à travers leurs relations interpersonnelles spatialisées, et ce sont ces relations qui, il me semble, sont au cœur de ces récits qui imaginent des variations particulières de l’expérience de l’habiter en ne faisant pas du chez-soi le centre de l’identité, en le décentrant et en posant plutôt, comme le suggèrent Patricia Paperman et Pascale Molinier, que « la relation est l’unité appropriée » (2013 : 16). Ces deux textes amènent à penser l’expérience relationnelle comme une géographie du care, permettant de situer les moments et les rapports moraux à travers une attention particulière aux choix du prendre-soin et au désordre moral, spatial et identitaire qui les accompagne.
30 Les deux romans, au fil d’événements traumatiques vécus par les protagonistes de façon ambiguë, montrent comment les sujets arrivent à se forger des espaces nécessaires à leur autonomie fragile, interdépendante, marquée par la « vulnérabilité comme possibilité de l’infliction d’un tort ou de l’absence de soin (lequel peut être rendu nécessaire par l’expérience de la précarité), bref la vulnérabilité de l’homme relationnel, la vulnérabilité à autrui » (Ferrarese, 2009 : 133). Dans les deux romans, le pouvoir du care se manifeste comme une transformation de la charge géoémotionnelle des espaces vécus, comme une médiation entre le soi et l’autre qui mène à de nouvelles manières de vivre.
Notes
1 Sur la notion de « géographie du care », voir Milligan et Wiles (2010) ; Milligan, Atkinson, Skinner et Wiles (2007) ; Lawson (2007) ; Curtis (2010) et McEwan et Goodman (2010).
2 Pour une discussion théorique de cette notion de vulnérabilité inscrite dans une nouvelle anthropologie du vivant, « non pas pour ce qu’elle prévient, empêche, ou gêne d’accès à d’autres biens ou fins, mais en tant qu’elle est constitutive », voir Ferrarese (2009 : 132).
3 Désormais, les renvois au Ciel de Bay City seront signalés par la mention CBC, suivie du numéro de la page.
4 Écrit en anglais dans le texte.
5 Désormais, les renvois à La maison d’une autre seront signalés par la mention MUA, suivie du numéro de la page.
6 Comme l’exprime Karen Barad : « Each of “us” is constituted in response-ability. Each of “us” is constituted as responsible for the other, as the other » (2012 : 215). Sur la notion de response-ability, voir aussi Oliver (2001 : 16) et Haraway (2008 : 71).
7 Voir Bourgault et Perreault (2015 : 11) ; Laugier (2011) ; Held (2006 : 61-62) ; Deschênes (2015 : 219).
8 Il faut reconnaître l’apport théorique important de la vaste littérature sur le concept du chez-soi. Cette notion a été considérablement étudiée, critiquée, revisitée, mise en doute et déconstruite, et elle demeure un trope important de l’imaginaire occidental (Young, 2005 ; Moore, 2000). Une large portion de la recherche sur ce concept tend à l’amalgamer avec la sphère privée et domestique. Une partie importante du travail critique moderne et contemporain sur le sujet du chez-soi et de l’espace domestique remet en doute sa nature, à savoir s’il s’agit d’un espace, d’un lieu, d’un affect ou de pratiques, pour le cerner (Mallett, 2004 : 62).
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