François Paré
Théories du théâtre autochtone au Canada depuis 1990
Refus de la posthistoire et réparation du corps social
1 Nombreux sont ceux qui ont remarqué et commenté, depuis une quinzaine d’années, la place croissante du théâtre autochtone en Amérique du Nord, de même que la multiplication récente des études théoriques et critiques portant en tout ou en partie sur cette production dramatique assez singulière (Sioui-Durand, 2009; Episkenew, 2009 ; St-Amand, 2010 ; Geiogamah, 2010 ; Filewod, 2011 ; Däwes, 2013). Si ce théâtre n’a pas su rejoindre encore un très large public, sans doute pour des raisons inhérentes au statut problématique de l’institution théâtrale dans les sociétés contemporaines, il témoigne toutefois d’un vaste projet visant la dramatisation de l’histoire coloniale des peuples autochtones et la mise en valeur d’exercices de décolonisation inspirés par les enseignements du théoricien brésilien Augusto Boal et par les études plus récentes dans le domaine de la psychiatrie du traumatisme.
2Dans la seule sphère anglophone, cette production dramatique s’est développée de façon absolument spectaculaire. Birgit Däwes estime qu’il s’est publié depuis le début des années 1990 pas moins de deux cent cinquante pièces autochtones aux États-Unis et au Canada, tandis que plus de six cents œuvres jouées sur scène restent encore inédites (Däwes, 2013 : 2). En outre, deux cents œuvres théâtrales autochtones ont été récemment numérisées, formant un vaste corpus entièrement accessible sur Internet (North American Indian Drama). Alan Filewod note, par ailleurs, l’importance du mouvement des théâtres populaires au Canada anglophone, autant chez les communautés autochtones que dans la société majoritaire. Un agrégat de divers groupes d’activistes et d’artisans du théâtre a ainsi permis de mettre en place un nouveau « vocabulaire dramaturgique » et d’exprimer un engagement formel et théorique envers les revendications des communautés minoritaires partout au Canada (Filewod, 2011 : 239). Bien que les œuvres dramatiques autochtones en langue française restent assez peu nombreuses, la production québécoise (innue, wendate et atikamekw), gravitant autour de la compagnie Ondinnok fondée par Yves Sioui-Durand en 1985, évolue largement au diapason des projets en cours sur le continent, en dépit de certaines caractéristiques découlant des particularités de l’institution théâtrale et festivalière au Québec. Les ouvrages et études théoriques en français sur les dramaturgies autochtones sont toutefois beaucoup moins nombreux que dans le secteur anglophone où la recherche sur les épistémologies traditionnelles des Premières Nations provient à la fois des milieux universitaires canadien et américain.
3En s’appuyant sur certains textes méthodologiques et théoriques de Jo-Ann Episkenew, Candace Brunette, Emma LaRocque, Yves Sioui-Durand, Qwo-Li Driskill et Dalie Giroux, notre étude portera autant sur les conceptions du théâtre autochtone au cours des vingt-cinq dernières années que sur le corpus des textes théoriques proprement dits et d’interventions publiques qui, dans les contextes québécois et canadiens, accompagnent presque toujours les pratiques dramatiques elles-mêmes. En effet, parce qu’il est chargé d’une mission émancipatrice à l'égard de l’individu et de sa culture, ce théâtre est fortement théorisé. Comme le note Isabelle St-Amand, « [p]our de nombreux auteurs et critiques autochtones, la création littéraire et théâtrale constitue un moyen de revenir sur son histoire, de retravailler ses deuils individuels et collectifs de façon à mieux les transformer » (St-Amand, 2010 : 41). L’intensité de cette production théâtrale et des écrits méthodologiques qui la soutiennent marque sans aucun doute l’émergence de nouvelles pratiques d’énonciation et d’affirmation identitaires au sein des communautés autochtones tant au Canada qu’aux États-Unis. Façonnée par le lexique de la décolonisation chez Frantz Fanon et d’autres auteurs, cette effervescence confirme également la place privilégiée accordée aux « dramaturgies de la libération » et au théâtre d’intervention dans la mise en œuvre de stratégies visant à réhabiliter les langues et les cultures autochtones fragilisées par le colonialisme blanc. Depuis la fin des années 1980, partout en Amérique du Nord, ce théâtre s’est donc naturellement inséré dans une série de programmes stratégiques dont l’objectif était d’entraîner un véritable changement de paradigme au sein de la société dans son ensemble, en favorisant une transformation politique, sociale et plus largement symbolique des identités autochtones, bafouées dans leur mémoire et, pour la plupart encore, interdites d’avenir.
Vers une méthodologie du théâtre autochtone et de son interprétation
4Les compagnies théâtrales autochtones ont ainsi cherché à occuper tous les espaces de parole en produisant, au cours des années, non seulement un théâtre joué et très souvent publié, mais aussi un abondant discours d’accompagnement sur le sens à conférer aux œuvres produites sur scène et dans divers espaces publics. En effet, il leur paraissait essentiel que cette production soit comprise à la fois dans son originalité issue des traditions anciennes et dans sa mission socioculturelle plus contemporaine. Ainsi les dramaturges autochtones se voient attribuer tous les rôles, eux qui sont en même temps gardiens des vertus chamaniques du conte oral, artisans de la matière symbolique de l’identité autochtone au sein de la communauté et sur les tribunes de la société majoritaire, guérisseurs du corps social blessé par une longue et terrible histoire d’oppression, et porte-parole des revendications historiques, politiques, territoriales et linguistiques des nations autochtones. Dès la fin des années 1980, les concepteurs de ce nouveau « rite théâtral de guérison » (Sioui-Durand, cité par Destrempes, 2005 : 197) ont semblé assumer cette lourde tâche avec brio et enthousiasme. Le théâtre a donc servi depuis plus de vingt-cinq ans à orchestrer la présence au sens fort de l’identité autochtone sur toutes les scènes, qu’elles soient théâtrales, médiatiques, universitaires, thérapeutiques ou purement discursives. Selon Hélène Destrempes, ces initiatives témoignent de « l’émergence d’un mouvement pancanadien de création et de valorisation des arts autochtones, tant dans les domaines des chansons et de la danse, que de l’écriture, du théâtre et du cinéma » (Destrempes, 2005 : 197). Or cet important mouvement artistique, s’il convoque d’abord une prise en charge de l’espace public par la scène, s’accompagne également d’un corpus assez divers d’ouvrages théoriques et d’interventions dans les médias, qui a pour effet de formuler les enjeux créés et de les amplifier au-delà du spectacle ponctuel.
5Candace Brunette fait remarquer, en conclusion de son mémoire de maîtrise sur le théâtre au sein de la communauté crie, que l’utilisation de la scène par les dramaturges et les comédiens autochtones doit être accompagnée d’un discours critique permettant d’appliquer au théâtre les modes d’appréhension de l’espace et du temps propres aux conceptions et aux savoirs traditionnels (Brunette, 2010 : 193). Si, dans l’étude de Brunette, le recours à certains termes essentialistes comme « la mémoire du sang » (blood memory) ou la « vérité intérieure » (inner truth) peut sembler contestable dans un contexte de pluralité des perspectives, il nous permet toutefois de saisir de l’intérieur le rôle privilégié assigné au théâtre et aux pratiques de la performance par toute une génération de chercheurs et d’activistes autochtones depuis la fin des années 1980.
6De façon plus précise, le théâtre autochtone s’élabore désormais comme un ensemble de réalisations dramatiques, axées sur la récupération des pratiques et mythes ancestraux et toujours accompagnées d’un discours méthodologique visant à instruire les spectateurs et les chercheurs non autochtones sur la manière de lire et d’interpréter l’expérience théâtrale et, au-delà du seul spectacle, l’histoire même des peuples autochtones. D’Yves Sioui-Durand à Jo-Ann Episkenew, ces textes d’accompagnement visent à la fois à dénoncer, souvent de façon virulente, les structures coloniales contre lesquelles les sociétés autochtones d’Amérique continuent de lutter et à proposer une lecture thérapeutique et émancipatrice de la représentation scénique au-delà de laquelle s’affirment avant tout les fondements collectifs de la parole publique et la pertinence sacrale des anciennes cosmologies.
7C’est ainsi que l’espace scénique seul, limité au dialogue et au geste, ne peut logiquement se déployer sans faire appel à des pédagogies plus englobantes. Ne faut-il pas éviter à tout prix que l’expérience du théâtre, celle du drame unique de la dépossession – et par là la mémoire retrouvée des peuples autochtones ! – se voit récupérée, délavée, anémiée par le discours majoritaire ? N’est-ce pas dans l’alliance privilégiée entre les artistes, les leaders communautaires et les chercheurs universitaires que peut se loger en fin de compte l’efficacité de ce théâtre et de son entreprise de décolonisation et d’affirmation collective ? Dans toutes les cultures minoritaires, la réponse à ces questions cruciales est parfaitement évidente. En effet, confrontés à la marginalisation et à la fragilisation des liens communautaires, tous sont appelés à prendre part au projet commun : créateurs, activistes, travailleurs sociaux, universitaires et leaders politiques !
8Dès 1980, les concepts avancés par le théoricien brésilien Augusto Boal permettent au théâtre autochtone de trouver une voix singulière qui emprunte résolument au monologue, au conte, à la danse et aux pratiques plus contemporaines de la performance. Au Canada, l’influence de Boal et de Paulo Freire sur de nombreuses troupes de comédiens et sur des dramaturges aussi divers et éloignés les uns des autres que David Diamond (Vancouver), Yves Sioui-Durand (Montréal) et Daniel David Moses (Saskatoon) est bien documentée. On connaît la visite de Boal au Canada en 1987 alors qu’il est l’invité des organisateurs du festival Standin' the Gaff en Nouvelle-Écosse, puis plus tard, son retour en 1992 à l’île Manitoulin en Ontario où des participants autochtones s’en prennent au théâtre boalien pratiqué, selon eux, par des troupes essentiellement blanches et bien nanties (Filewod, 2011 : 256).
9En dépit des controverses qu’elle suscite, l’esthétique boalienne du théâtre communautaire et de la performance critique, à l’inverse du postmodernisme et du postcolonialisme, correspond parfaitement aux aspirations de toute une génération de jeunes artistes autochtones de la scène. Mariana Leal Ferreira et Dominique Devine résument ainsi l’impact « rhizomatique » du Théâtre des opprimés d’Augusto Boal sur l’ensemble des théâtres autochtones en Amérique : « Our argument is that, spreading like a rhizome, Theater of the Oppressed can produce viable pollen and hybridize with other forms of community and academic knowledge to facilitate public discussion of the protection of indigenous peoples’ rights » (Leal Ferreira et Devine, 2012).Le Théâtre des opprimés et ses avatars un peu partout dans le monde ont permis de soutenir pendant deux décennies les efforts de revitalisation des langues autochtones au Canada et aux États-Unis et de fonder une démarche unifiée d’intervention auprès de communautés et d’individus dont l’histoire reste hantée par le déni et la marginalisation. Qwo-Li Driskill fait remarquer que les essayistes et dramaturges autochtones ont énormément enrichi et diversifié les principes et les applications du Théâtre des opprimés, tel qu’il avait été conçu à l’origine en Amérique latine, car il n’est pas certain que Boal avait alors pensé aux utilisations possibles de sa méthode par les peuples indigènes d’Amérique (Driskill, 2008 : 157-158).
10Pour la majorité des dramaturges, comédiens et danseurs autochtones de la fin des années 1980, les structures du théâtre à la manière européenne, reposant sur la coprésence hiérarchique du texte et du metteur en scène, reproduisent les conditions mêmes de l’oppression coloniale dont les peuples autochtones continuent d’être les victimes. C’est pourquoi la production de textes dramatiques permettant de représenter sur scène les perspectives autochtones ne peut suffire si elle ne s’accompagne d’une refonte des structures et des institutions. En outre, l’œuvre dramatique doit nécessairement s’appuyer sur une posture à la fois politique et pédagogique de tous les participants. Car l’effort de décolonisation, s’il aspire à renverser les stéréotypes et les lectures figées de l’histoire, touche avant tout les lieux de production du discours : parole, chant, mouvement corporel, image. Ann Haugo, l’une des critiques les plus attentives du théâtre autochtone aux États-Unis durant cette période, fait remarquer que les dramaturges ne peuvent guère se contenter de produire des pièces portant sur l’histoire des nations amérindiennes. Il leur faut chercher à transformer le « climat colonial du théâtre américain contemporain », car ces conditions sont hostiles à la réalisation sur scène de productions et de performances autochtones crédibles (Haugo, 1999 : 131). Dans un entretien avec Philip Wickham, Yves Sioui-Durand, pour sa part, soutient que, dès 1985, la fondation d’un premier théâtre autochtone au Québec vise à proposer des parcours nomades où sera réhabilitée l’intégralité de la culture autochtone menant à une « reconquête de comportements archétypaux liés à l’essence de la culture » (Wickham et Sioui-Durand, 2004 : 104).
11Cependant, ce positionnement n’est pas aussi simple qu’on voudrait le croire. Les conceptions dramaturgiques autochtones de ces dernières années, bien que profondément engagées au plan des revendications identitaires et se réclamant justement de la tradition et du mythe, nous semblent traversées paradoxalement par les grands mouvements de pensée qui structurent la société majoritaire. À la fin des années 1980, tel est le cas, comme nous le verrons dans la suite de cet article, de trois courants apparemment distincts auxquels s’adosseront de façon ambiguë l’ensemble des dramaturgies autochtones : le postmodernisme, les théories postcoloniales (que nous appellerons ici les théories de la posthistoire) et l’essor des pathologies du traumatisme dans le théâtre de guérison. En rassemblant dans un même cadre théorique le puissant triptyque « postmodernisme, postcolonialisme et traumatisme », les études autochtones sur le théâtre et les arts de la performance scénique parviennent ainsi à mettre en lumière les déchirements épistémologiques sur lesquels s’articulent tant bien que mal non seulement les espaces discursifs et performatifs autochtones, mais aussi ceux que s’attribue la modernité occidentale dans son ensemble, notamment dans ses rapports à l’altérité.
Critique de la société post
12Les aspirations des peuples autochtones du Canada et des États-Unis dans le dernier quart du XXe siècle se font entendre au moment précis où ce type de revendications identitaires, jugées étroites et essentialistes, est formellement rejeté par le discours intellectuel dans le contexte des épistémologies occidentales liées à l’ouverture des frontières, à l’instabilité des identités et à la mondialisation des marchés. Les esthétiques littéraires de la fragmentation, rattachées au postmodernisme, de même que les théories plus larges de la mouvance des économies et des cultures semblent, en effet, rendre illégitime l’émergence d’une parole autochtone se fondant plutôt sur le mythe, la langue, l’histoire collective unique et même certains référents raciaux. Si de nombreux essayistes amérindiens, dont Jo-Ann Episkenew, Emma LaRocque et Georges Sioui, se réclament aujourd’hui le plus souvent de la vérité historique de leur relecture du passé, comment cette perspective peut-elle être reçue dans le contexte d’une fragmentation irréversible, surtout au Canada anglophone1, des récits mémoriels et des perspectives uniques ?
13Dès 1985, les littératures autochtones et les métadiscours auxquels elles s’arriment s’insurgent contre le cosmopolitisme de la pensée postmoderniste et voient en lui le refus des cultures d’inspiration européenne de reconnaître à certains peuples subjugués le droit à leur propre histoire nationale. Dans les premières pages de son étude de la littérature cherokee, Daniel Heath Justice exprimera plus tard la nécessité pour les peuples opprimés de défendre ardemment les assises communautaires de leur culture et leur « souveraineté intellectuelle » en dépit des modes littéraires européennes :
Intellectual sovereignty doesn’t presume an insistence on tribal-centered scholarship as the exclusive model of sensitive and insightful analysis. It does, however, privilege an understanding of community as being important to a nuanced reading of a text. This notion is something rarely questioned in other areas of inquiry–after all, historical and cultural context is generally seen as essential to any substantive understanding of Shakespeare’s plays–but the reactionary howl of « essentialism » rises up when we try to apply similar methods to minority literatures (Justice, 2006 : 10).
14Il ne fait aucun doute qu’à partir des années 1990 notamment, le théâtre autochtone se veut explicitement lié à la résurgence des épistémologies indigènes (indigenous epistemologies) dont se réclament alors pratiquement tous les intellectuels et écrivains autochtones sur le continent américain. Par leur insistance sur la circularité du temps et sur la pérennité des modes du savoir, ces épistémologies autochtones s’opposent radicalement aux conceptions linéaires de l’histoire et aux transformations incessantes des identités et des institutions dans la modernité occidentale. Si, comme le suggère Alain Finkielkraut, le sujet contemporain est essentiellement, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, un « expatrié », un homme qui ne peut plus dire « nous » (Finkielkraut, 1996 : 144-145), cette interprétation d’une société orpheline de ses appartenances identitaires n’est guère recevable dans le cadre des cultures autochtones en Amérique du Nord car, bien au contraire, le sujet y est justement celui qui ne peut faire autrement que parler au nom de tous et qui ne peut qu’incarner au sens fort le pronom « nous ».
15Dans une des rares études en français sur ces questions, Dalie Giroux avance que les transformations visées par les leaders culturels autochtones au cours de ces années charnières exigent un bouleversement fondamental touchant tous les volets de la vie personnelle et collective. C’est pourquoi la littérature, et singulièrement le théâtre, cherchent alors à désenclaver les théories littéraires et les anthropologies de l’identité, issues de la tradition épistémologique européenne. Pour Giroux, le mouvement culturel autochtone entend plutôt favoriser « une reprise cosmologique du monde vécu, une refondation du système de mise en scène des rapports entre monde spirituel et monde matériel, ou entre sujet et objet » (Giroux, 2008 : 32). Isabelle St-Amand souligne par ailleurs l’envergure du travail de remise en question des termes associés à la modernité occidentale par certains écrivains des Premières Nations : « Selon de nombreux auteurs et chercheurs, la théorisation et l’analyse des œuvres et des littératures autochtones soulèvent des questions épistémologiques importantes non seulement parce qu’elles engagent des négociations entre différentes aires culturelles, mais également parce qu’elles s’inscrivent dans un contexte profondément marqué par la colonisation » (St-Amand, 2010 : 35). Cet affranchissement des normes, tant sociales que dramaturgiques, s’accompagne alors, selon Giroux, « d’une négation politique du concept d’objectivité (le particulier se dégage en son nom propre de l’emprise du discours universel) et d’un processus de légitimation cognitive du discours de ce particulier (se reconnaissant une universalité nouvelle en ce sens qu’elle doit exprimer tous les aspects de l’existence collective) » (Giroux, 2008 : 32). Ainsi, plus que tout autre mode artistique, le théâtre autochtone doit de nécessité être un « projet normatif » (Giroux, 2008 : 48), afin d’offrir à tous les participants, acteurs, techniciens et spectateurs, une tribune où chacun et tous peuvent incarner « en son nom propre » la parole retrouvée.
16Dans le mot postmodernité, c’est donc le préfixe « post » qui pose problème ! Car, pour des intellectuels autochtones comme Daniel Heath Justice, l’idée d’une société post semble arrogante et même outrageante, étant donné la stagnation sociopolitique et l’extrême marginalisation dans lesquelles restent toujours enlisées les sociétés autochtones en Amérique du Nord. Aux États-Unis, la controverse ayant entouré la publication au début des années 1990 des œuvres jugées postmodernistes de la romancière anishnaabe Louise Erdrich et le débat acerbe qui s’est poursuivi sous la plume de l’écrivaine traditionaliste d’origine puebla Leslie Silko à ce sujet n’ont pu manquer de marquer un discours intellectuel autochtone déjà réfractaire aux idées postmodernes de déplacement identitaire et de pluralité conflictuelle des récits (Pérez Castillo, 1991 ; Quennet, 2001 : 7 et ss.). En effet, si les esthétiques postmodernes proposent avant tout le rejet des valeurs convenues au nom de la diversité radicale des perspectives, ne devraient-elles pas au premier plan s’intéresser aux marginalités sociales, à l’itinérance culturelle et linguistique et à l’histoire en crise dont les sociétés autochtones témoignent de façon évidente ? D’une part, c’est bien parce qu’elles sont travaillées de l’intérieur par des enjeux liés à l’altérité et à la différence que les sociétés occidentales pourraient être en mesure de comprendre, mieux que toute autre, les marginalités qui constituent la substance même de leur histoire. D’autre part, cette compréhension des altérités constitutives des sociétés contemporaines semble totalement déshistoricisée, de sorte que, dans les conditions de la postmodernité, les individus paraissent le plus souvent exemptés de leur responsabilité devant l’histoire. Le « venir-après », inhérent au vocable « postmoderne », ne devrait-il pas encore illuminer les injustices flagrantes du passé et leur constant déploiement partout où l’effet de fragmentation résulte non pas d’une liberté accrue, mais de l’abus du pouvoir ? Le métadiscours théâtral autochtone ne cessera de marteler la nécessité de rendre compte de l’histoire coloniale des Premières Nations, de dénoncer l’oppression à laquelle font face les sociétés autochtones encore aujourd’hui et de faire voir la face incontournable de l’abjection, telle qu’elle s’est constituée par la stigmatisation et l’indifférence réelles comme un élément incontournable de la postmodernité.
17Or, chez bon nombre d’essayistes autochtones, le concept de postmodernité n’est pas le seul à faire l’objet d’une remise en question. Jo-Ann Episkenew se demande, par exemple, si les catégories proposées par les penseurs du postcolonialisme peuvent s’appliquer aux communautés autochtones car, pour ces sociétés encore largement colonisées, il semble évident qu’il n’y a jamais eu de postcolonialisme. Pour Lee Maracle, il faut plutôt dénoncer la longue histoire d’invisibilité des peuples autochtones et l’intériorisation difficilement réversible des structures de la pensée coloniale : « The result of being colonized is the internalization of the need to remain invisible. The colonizers erase you, not easily, but with shame and brutality. Eventually you want to stay that way » (Maracle, 1996 : 8). Pour cette essayiste importante, membre de la nation stoh :lo, la métaphore de l’ensevelissement collectif explique particulièrement bien le désespoir actuel des peuples autochtones et la nécessité pour les artistes de faciliter l’émergence d’un discours anticolonial (et non pas postcolonial) dont le but serait le renversement des structures oppressives léguées par l’histoire. Ce sont les scories charriées par l’effort d’émancipation (« digging our way out of the hole, filling up the path with dirt as we go », [Maracle, 1996 : 13]) qui doivent, par les arts de la performance et par l’écriture, faire l’objet d’un constant retour méthodologique. Bien que les écrits de Frantz Fanon ne soient guère mentionnés dans l’ensemble des métadiscours sur le théâtre autochtone (le nom de Fanon ne l’est qu’en passant chez Jo-Ann Episkenew ou Emma LaRocque, par exemple), il ne fait pas de doute que l’ombre des « damnés de la Terre » forme un arrière-plan implicite dans ces textes où les auteurs prélèvent certains termes fanoniens et adoptent certains principes découlant de la psychanalyse du colonisé chez Fanon. Aux théories du postcolonialisme, structurées par la vaste géographie des empires coloniaux dont l’influence ne cesse de croître (après tout, le Canada n’est-il pas lui-même un espace postcolonial ?), les textes théoriques autochtones opposent l’espace restreint de la réserve, la honte et la peur qui y prévalent, les politiques gouvernementales discriminatoires et le traumatisme répété de sociétés brisées et exclues de leur propre mémoire ancestrale.
18Si le théâtre autochtone a d’abord voulu s’imposer comme un instrument de résistance, il n’a cessé de poser la question du sens à donner à la figure antagoniste. À quoi faut-il résister ? Sur quels éléments systémiques de l’histoire et de la société autochtone et non autochtone ce théâtre doit-il opérer des césures dialectiques, des ruptures destinées à scénographier la douleur et l’impuissance, à conscientiser les spectateurs, à faire naître des facultés réparatrices au sein du présent (Episkenew, 2009 : 68) ? Dans un ouvrage paru en 2010, Emma LaRocque fournit sans doute le portrait le plus complet des stratégies de résistance mises en œuvre par les écrivains autochtones, notamment au théâtre. Dans la postface de When the Other is Me : Native Resistance Discourse, 1850-1990, LaRocque s’attache à « décoloniser le postcolonialisme » en faisant voir que le référent impérial auquel se rattachent malgré tout certains auteurs influents comme Homi Bhabha ou Gareth Griffiths ne fait que perpétuer et même occulter les effets pervers de la perte tragique des territoires et des mémoires ancestrales chez les peuples autochtones. Pour ces populations, le colonialisme n’a jamais cessé : « The incursion is definitely “not of the past” » (LaRocque, 2010 : 75). Le cas de ces peuples semble, en effet, échapper à l’analyse postcoloniale vue de l’Inde ou de l’Australie, non seulement parce que ceux-ci sont toujours régis par des politiques infantilisantes et des contraintes de type colonial, mais aussi parce que leur avenir est hanté par un psychisme de la dépossession dont il leur faut d’abord se libérer.
19Par l’arrogance qu’il suggère, le préfixe post trahit donc une conception erronée de l’histoire des populations dans bien des régions du monde et surtout exprime une occultation subtile de structures de dépossession toujours terriblement actuelles. Ni postmodernes ni postcoloniales, les dramaturgies autochtones cherchent plutôt à reconstruire l’unité symbolique de la mémoire collective, en commençant par la réactualisation des rituels propres à la culture ancestrale. Comme en Afrique, dans la Caraïbe et dans d’autres régions du monde, le théâtre s’appuie alors sur la figure transhistorique du conteur, dont la parole se donne à entendre chaque fois comme la naissance du lien identitaire.
20Dans l’œuvre d’Yves Sioui-Durand, et notamment dans Le porteur des peines du monde, pièce créée à Montréal en 19852, l’entreprise de décolonisation s’étend de façon exemplaire à l’ensemble de la planète et de ses systèmes écologiques menacés. Ce croisement métaphorique, par lequel les souffrances de la communauté autochtone apparaissent comme des figures allégoriques du destin écologique de l’humanité tout entière, donne lieu chez Sioui-Durand à des incantations chamaniques destinées à convoquer l’imaginaire cyclique de la mémoire perdue et de la guérison : « Le Porteur entre au cœur de la Terre sacrée, la terre-du-rêve ; il avance sur la roue-des-herbes-de-la-guérison » (Sioui-Durand, 1992 : 25). À son tour « porteur » de la démarche heuristique dont le chantre autochtone n’est que la voix métonymique, le théâtre déclame le temps « prophétique » qui sera pour les communautés décimées celui du retour de gestes oubliés comme la danse, l’incantation et le chant. Selon Sioui-Durand, les peuples autochtones ont depuis toujours pris part à des formes de spectacle théâtral ; il s’agirait d’un « théâtre fondamental » que les acteurs et actrices contemporains ne feraient que mettre en lumière sur scène (Sioui-Durand, cité par Dubois, 2009).
21Par ailleurs, comme le souligne Jo-Ann Episkenew, la visée première du théâtre autochtone est de présenter avec lucidité et compassion les affres de la colonisation, car ce théâtre doit s’adresser autant aux spectateurs non autochtones qu’aux membres de la communauté dont l’histoire collective est représentée sur scène (Episkenew, 2008 : 148). S’il doit y avoir éventuellement compréhension de l’autre, imputation et guérison, cette démarche touche l’ensemble de la société. Dans une interview du journal étudiant The Varsity à Toronto, Jill Carter, professeure et directrice scénique anishnaabe, fait remarquer que le théâtre autochtone des années 1990 s’est concentré sur la prise de parole par des Autochtones dans des lieux publics accessibles aux membres de leur seule communauté d’appartenance. Plus récemment, selon Carter, la fonction pédagogique des œuvres et de leur interprétation sur scène s’est déplacée vers le public non autochtone, à qui il faut faire comprendre la nécessité de changer les perspectives (Petkar, 2013).
22En somme, destinées à jouer un rôle primordial au sein des mouvements d’affirmation identitaires et cherchant à s’inscrire dans la continuité transhistorique des récits oraux, les dramaturgies autochtones se sont assurément nourries de l’esprit et des modes d’énonciation empruntés aux grands courants traditionalistes. Dans l’ensemble des textes théoriques de cette période, le théâtre se voit confier le mandat de rendre visibles les fragments dispersés de l’indianité nord-américaine et d’affirmer « la souveraineté intellectuelle » des cultures autochtones. De bien des manières, comme le fait remarquer Oswald Yuan-Chin Chang, le travail des compagnies théâtrales autochtones n’a pas toujours reflété cet énoncé de mission dont les textes théoriques, même les plus récents, ne cessent de marteler l’urgence. Après tout, The Rez Sisters (1986), l’une des premières pièces de Tomson Highway, contient déjà de nombreux éléments habituellement associés au postmodernisme (la fragmentation monologique, l’artificialité de la communauté, l’incertitude générique) tout en faisant du personnage central de Nanabush, le trickster, la personnification même de l’instabilité et de la polyvalence des symboles traditionnels (Chang, 2008 : 133-134). Cependant, une telle multiplicité des perspectives ne se donne à lire que dans le puissant contexte des théories de la décolonisation dont témoignent sur plus de vingt-cinq ans l’ensemble des textes critiques et des normes méthodologiques autochtones. Qu’il soit énonciation ou dénonciation, le théâtre s’offre comme un espace de discursivité et de responsabilité sociale. Sur scène, tout le représenté sert alors à incarner les affronts de l’histoire et à montrer à tous l’intolérable dépossession qui frappe le corps social et la mémoire mythique dans sa substance même. Du même souffle, tant pour les comédiens que pour le public, le théâtre peut redevenir le lieu des premiers gestes (le fameux potomitan des cultures antillaises !), un milieu où convergent littéralement tous les axes de la réparation. L’oppression, rappelle Qwo-Li Driskill, est une blessure matérielle. Parce qu’ils entraînent avant tout une rupture « kinesthésique », les effets de la colonisation ne peuvent être « guéris » que par le travail exemplaire des acteurs sur le corps, la voix et les espaces de la représentation (Driskill, 2008 : 155).
Une thaumaturgie du corps blessé
23C’est ainsi qu’une profonde transformation des structures de production théâtrale est survenue à la fin des années 1990, alors que le théâtre autochtone s’est arrimé de façon explicite et définitive aux mouvements de réhabilitation sociale ayant cours dans les diverses cultures amérindiennes. Dramaturges, comédiens, théoriciens, critiques et autres intervenants au sein du processus de création dramatique se voient alors confier un rôle décisif dans l’effort de reconstitution des communautés brisées par des siècles d’oppression coloniale. Leur travail a ainsi pour objet d’élucider les causes d’un colonialisme fortement intériorisé et de « guérir », par une « intervention » sur la parole et le geste, des identités traversées depuis longtemps par le doute et l’effacement généralisés. Dans ses pratiques comme dans l’abondant métadiscours qui l’accompagne, le théâtre autochtone s’impose alors comme une thaumaturgie visant à mettre fin aux blessures du passé infligées par les « politiques de dévastation » (Episkenew, 2009 : 20) mises en place par les gouvernements successifs, et ainsi rétablir la continuité historique avec les cultures ancestrales. Ce théâtre s’appuie sur le sentiment d’une double rupture : un premier clivage qui aura d’abord séparé les mondes autochtones de leur identité, de leurs langues et de leur histoire, puis, après de longues années de silence, un second, réparateur, dont l’objectif aura été de refaire les liens rompus en dépit des contraintes spatiales et économiques dont les nations autochtones continuent de porter le poids.
24Outre les esthétiques du postmodernisme et les théories postcoloniales, les études du traumatisme, extrêmement présentes dans plusieurs secteurs des sciences sociales et humaines depuis une trentaine d’années, ont donc aussi servi d’arrière-plan méthodologique chez bon nombre de théoriciens du théâtre et de la performance scénique en milieu autochtone. Les techniques relatives à la formation et au jeu des acteurs et surtout le rôle assigné à ce jeu dans le processus de conscientisation de tous les participants se sont trouvés grandement redéfinis et même réorientés au contact de figures propres aux théories de la décolonisation, à la médecine traditionnelle autochtone et aux écrits récents sur le traumatisme et les blessures psychologiques (Ménéghini, 2005 ; MacCurdy, 2007 ; Pignol, 2011). Certaines de ces études notent l’apparition dans le vocabulaire analytique de l’imputation, de sorte que le traumatisme, qu’il soit individuel ou collectif, renvoie à des causes réellement identifiables. La notion de guérison réunit à elle seule de façon syncrétique certains éléments de la vie traditionnelle des peuples autochtones et d’autres empruntés à la psychiatrie et à la médecine populaires ayant cours dans la société majoritaire. Comme le réclame Michelle La Flamme dans sa lecture de certaines pièces d’Yvette Nolan, le seul objectif du théâtre « médicinal » autochtone est de restaurer les modes de guérison traditionnels, notamment le cercle d’écoute, les récitatifs de noms et de prières et le témoignage. En associant décolonisation et traumatisme de façon à créer une nouvelle lecture de l’expérience théâtrale, les théoriciens autochtones empruntent librement à l’abondant lexique des traitements post-traumatiques, tels qu’ils sont appliqués depuis la fin des années 1980 par l’ensemble des intervenants sociaux de toutes les origines.
25Dans son très beau livre Taking Back our Spirits : Indigenous Literature, Public Policy, and Healing (2009), Jo-Ann Episkenew rappelle que la notion de guérison (healing) est depuis toujours centrale dans la conception du monde chez les peuples autochtones d’Amérique du Nord : « Indigenous people have believed in the healing power of language and stories since time immemorial, and today’s Indigenous writers continue to apply this belief to the creation of works of literature and theatre in English » (Episkenew, 2009 : 11). Cette impression de continuité, dont la littérature témoignerait, assurerait ainsi au théâtre son fondement quasi ontologique et sa pertinence sociale, car les pratiques d’oralité et de narrativité qu’il met en œuvre seraient enracinées dans un continuum transhistorique capable de transcender les vicissitudes de l’oppression coloniale : « Theatre can be transformative, and Indigenous people have come to recognize theatre as an art form that they can utilize to examine and address the unresolved grief and trauma present in our communities » (Episkenew, 2009 : 148). Comme d’autres formes de thérapie sociale, le théâtre comporte donc ici une valeur utilitaire dans la mesure où il permet d’élucider les causes intériorisées de l’oppression et de faire la lumière sur les questions de justice sociale (Episkenew, 2009 : 149).
26Rappelant les travaux de l’anthropologue américain Edward M. Bruner sur le tourisme et les identités autochtones en Indonésie, Episkenew fournit l’explication suivante sur la nécessité de comprendre les traumatismes coloniaux vécus au jour le jour par les Autochtones :
Traumatic events from our past can be our constant companion if we are unable to process those events and let them go. Converting the residual pain of traumatic events first into language and subsequently into text enables us to distance ourselves from the trauma. We can then examine the text of the traumatic event to understand the emotions it triggers, a process that allows us to diminish its negative effects (Episkenew, 2009 : 69-70).
27Le théâtre devient ainsi pour Episkenew le lieu privilégié d’une rupture concertée du silence et d’une mise en langage de la mémoire traumatique. Il provoque à la fois chez tous les participants une distanciation permettant d’élucider les effets pervers du traumatisme colonial et paradoxalement d’anticiper dans le jeu partagé des acteurs et des spectateurs le retour de la communauté perdue.
28Les dramaturgies thérapeutiques font appel aux pratiques du guérisseur et au puissant symbolisme du cercle et de la prière chamanique dans les cultures traditionnelles des Premières Nations. Cependant, elles empruntent également une terminologie extrêmement présente dans les études culturelles, littéraires et sociologiques dans le dernier quart du XXe siècle et dans la première décennie du XXIe. En effet, le mot anglais healing, traduit par « guérison » chez Yves Sioui-Durand et les dramaturges autochtones du Québec, recouvre chez Episkenew et d’autres (Brunette, Driskill, Riccio) un ensemble de significations extrêmement vastes dans la mesure où la mise en acte de la guérison implique d’un côté la lutte contre l’autodénigrement, la mémoire obsessionnelle, le mépris de soi et de sa propre communauté, puis de l’autre la recherche de la réparation, la réconciliation, le dialogue avec soi-même et les autres, l’élucidation du rapport perpétrateur-victime et la refondation du sentiment d’estime de soi. C’est cette confluence de courants intellectuels divers en littérature et en sociologie, intégrés à une rhétorique de la libération et de l’affirmation collective issue des courants traditionnels, qui donnera au théâtre autochtone une force et une présence dans l’ensemble de la société nord-américaine au moment même où la pertinence du spectacle théâtral dans le contexte de la postmodernité est remise en cause.
29Le rapport de Cynthia C. Wesley-Esquimaux et Magdalena Smolewski, préparé pour l’Aboriginal Healing Foundation à Ottawa en 2004, illustre de façon saisissante cette fonction thaumaturgique du théâtre. Dans leur analyse de la place que doivent occuper les arts de la scène dans la société autochtone contemporaine, les deux auteures empruntent largement au lexique de la psychologie du traumatisme pour l’appliquer à l’histoire des premiers peuples d’Amérique du Nord. Dans cette perspective, la mémoire collective reste façonnée par la « subjugation coloniale » (Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004 : 73) et tourmentée par le psychisme de la dépossession sur lequel la représentation théâtrale peut agir positivement en faisant valoir ce qui est radicalement absent de l’histoire officielle. Il ne s’agirait pas tant de faire revivre le passé des écoles résidentielles ou des exodes forcés que de montrer la persistance des savoirs et des récits autochtones en dépit d’un contexte traumatique qui a fait des populations amérindiennes des « victimes périphériques » (Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004 : 72) de l’implantation des Européens en Amérique.
30Les travaux de Qwo-Li Driskill, chercheur et activiste cherokee très actif au Canada et aux États-Unis, et notamment son étude remarquable s’intitulant « Theatre as suture : grassroots performance, decolonization, and healing » (2008), ont en outre permis de faire des différents concepts empruntés à la thérapie sociale et à la médecine traditionnelle autochtone une véritable théorie du corps dans l’espace scénique. À la problématique du Théâtre des opprimés, à laquelle il adhère explicitement, Driskill ajoute d’autres éléments propres aux lexiques de la décolonisation. Ainsi, le théâtre autochtone se veut avant tout, selon lui, un exercice d’oralité par lequel tous et toutes peuvent retrouver certaines pratiques ancestrales du conteur : « Through theatre we can continue oral traditions and imagine new stories for a decolonized future » (Driskill, 2008 : 155). En outre, accordant au théâtre des vertus médicinales, Driskill insiste tout particulièrement sur l’expérience du corps (individuel et collectif), transformé, purifié et guéri par le jeu des acteurs sur scène.
31La notion de guérison dans les discours dramaturgiques autochtones est donc à la fois réelle et métaphorique. Comme le théâtre lui-même, elle oscille entre le corps des acteurs sur scène, image même de la régénération du corps communautaire, et le tissu discursif dont le jeu théâtral s’entoure puisque la scène est avant tout un lieu de parole. L’intervention se veut ici d’ordre médical, du moins dans le sens des médecines traditionnelles autochtones centrées sur la réunification de l’individu souffrant avec lui-même. Pour y arriver, les processus littéraires et scéniques diffèrent considérablement et répondent en partie aux esthétiques théâtrales ayant cours dans leurs sphères linguistiques respectives. Chez Yves Sioui-Durand, le dialogue s’efface pour faire place au récitatif destiné à convoquer la spiritualité ancienne. Tout passe donc par le lyrisme de la voix. Par là, les participants adhèrent à la rhétorique incantatoire perdue et retrouvent les principes élocutoires de l’identité à reconquérir.
32Dans la dramaturgie anglophone à partir de Tomson Highway et Yvette Nolan, le théâtre est plutôt l’occasion de révéler et de dénoncer certains éléments honteux de l’histoire nationale canadienne. Ces œuvres s’appuient donc beaucoup moins sur le monologue poétique et l’incantation pour mettre plutôt l’accent sur le dialogue, le paradoxe, le conflit. L’exposé des douleurs du passé est amplifié par l’exiguïté de l’espace scénique qui reproduit alors, de façon troublante, l’enfermement historique des Autochtones dans les réserves, mais dont les vertus thaumaturgiques sont sans cesse réitérées.
33Au Canada et au Québec, depuis la fin des années 1980, les pratiques théâtrales autochtones se présentent d’emblée comme des modèles vivants de transformation identitaire et d’affirmation collective, alors que, renforcées par le puissant symbolisme de l’espace scénique, elles s’attachent à reconquérir les anciens lieux de parole et à suturer la blessure historique du colonialisme. L’ensemble des textes théoriques dont s’est accompagnée cette abondante production a cherché à élucider les vertus réparatrices du théâtre, en faisant appel à la tradition intellectuelle autochtone et à certains courants de la pensée occidentale. Par le chevauchement fascinant du sujet individuel et du corps collectif, l’espace scénique sous toutes ses formes permet de conjuguer dans un seul lieu d’énonciation les termes de la réconciliation identitaire, de soutenir les langues et les cultures effacées par l’interdit et la honte et de ressouder par la fulgurance de la représentation théâtrale le tissu déchiré de la mémoire collective (Episkenew, 2009 : 11).
34Dans ce contexte, chacun des participants au jeu scénique doit assumer pleinement son histoire personnelle et celle de sa collectivité. Chacun parle pour soi-même et pour les siens dans la traversée du temps et de l’espace. Nul n’est seul, en exil devant les déchirements et les souffrances du passé et du présent. Nulle postmodernité ne vient ici délégitimer l’effort de réparation et d’émancipation collective. Tout passe par un récit unique, faisant du théâtre une quête de la mise en lumière, décriant l’injustice et faisant entendre cela même que l’histoire coloniale continue de taire. Nul ne sera séparé de sa communauté et de ses origines, ni matériellement, ni spirituellement, ni symboliquement. Par son lieu scénique, le théâtre annonce ainsi la fin de l’ère des dislocations. Mais le seul jeu des acteurs ne peut suffire. L’effort de décolonisation passe aussi par la création d’une « épistémè autochtone », d’une « vision propre à embrasser l’ensemble de ce qu’il est possible de connaître et de faire » (Giroux, 2008 : 35). Par le geste, la voix et la cadence, portées par la puissance d’incarnation du théâtre, les dramaturgies autochtones, à l’aune des écrits théoriques qui leur servent de caution, se donnent pour objectif premier d’agir en profondeur sur les individus eux-mêmes et de transformer ainsi, en commençant par le milieu agissant du théâtre, la façon de penser et d’énoncer l’archéologie de la perte et l’avènement possible du mythe.
35Cependant, l’unanimité apparente du théâtre sur scène et des écrits théoriques et méthodologiques, surtout dans la sphère anglophone, semble mener à une certaine orthodoxie de la critique théâtrale et à un appauvrissement des perspectives herméneutiques sur l’histoire récente du théâtre autochtone en Amérique du Nord. Si, on en conviendra, le renversement du « complexe psycho-existentiel » (Fanon, 1952 : 9) du colonisé se produit difficilement dans un cadre hypermédiatisé comme celui de la société nord-américaine, le théâtre autochtone ne peut pourtant se limiter à un espace de réception restreint et redondant au plan critique ; il doit s’ouvrir graduellement à la polyvalence des tribunes et des publics. Seule cette pluralité des regards, dont l’acceptation est radicalement difficile dans les cultures minorisées, est à même d’entraver le retour des atavismes hiérarchiques et de donner sens à la différence même.
Notes
1 Au Québec, le contexte semble se présenter de façon différente. Yvan Lamonde fait remarquer que la notion de rupture pose également problème pour les Québécois francophones, car la modernité et ses différents mouvements de transformation restent toujours profondément ancrés dans l’interprétation de la mémoire collective et la construction du projet national : « Faut-il aller jusqu’à dire que la modernité est, ici plus qu’ailleurs, interminable ? » (Lamonde, 2004 : 35). Filewod note en outre que l’esthétique du Théâtre des opprimés d’Augusto Boal a pénétré le Canada anglophone par le biais de certaines compagnies théâtrales québécoises, notamment le Théâtre sans détour dès 1983, à peine deux ans avant la création d’Ondinnok par Yves Sioui-Durand (Filewod, 2011 : 254). Voir également l’article d’Yves Jubinville à ce sujet (2011).
2 La pièce a été publiée quelques années plus tard (Sioui-Durand : 1992).
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