Evelyne Ledoux-Beaugrand

Écrire « l’histoire [qui] n’existe pas »

L’enquête généalogique de Colombe Schneck et de Maryline Desbiolles

1 Comment écrire « l’histoire de secret » (Schneck, 2006 : 9) ? Comment mettre en mots le destin d’ancêtres dont l’existence, inscrite dans l’ombre de la grande histoire, n’a laissé que des traces minimes, désormais difficiles à déchiffrer ? Tout en partant de prémisses différentes – l’un s’intéresse, sur le mode humoristique, à un fait divers sordide alors que l’autre adopte un ton empathique afin de retracer le parcours de la grand-mère italienne de la narratrice –, les récits L’increvable Monsieur Schneck de Colombe Schneck et Primo de Maryline Desbiolles interrogent tous deux la posture à adopter afin de remonter le fil d’une histoire familiale lacunaire. Dans ces récits composites, qui enchevêtrent l’enquête généalogique à l’écriture autobiographique, la narration est mise au service d’un travail de reconstruction d’une trame narrative brisée ou à tout le moins rendue illisible par des déformations dues au passage du temps. Dans son acception générale, la généalogie renvoie à la recherche d’une origine. L’enquête menée par Desbiolles et Schneck s’apparente plutôt à un travail, théorisé par Michel Foucault, de retracement des opérations de sélection, de refoulement, de mise au silence et de falsification qui donnent forme à un discours, en l’occurrence ici au récit familial. Loin de chercher une assise identitaire solide et de vouloir ainsi s’acheminer vers une origine qui ferait équivalence avec la vérité du sujet, l’exploration du passé familial a plutôt pour effet d’inquiéter les certitudes et de révéler « l’hétérogénéité de ce qu’on imaginait conforme à soi-même » (Foucault, 2001 : 1010). C’est en regard de cette écriture qui remonte vers un passé fait de cassures et d’omissions que seront interrogées les modalités ainsi que les limites de l’enquête généalogique dans les récits de Schneck et de Desbiolles. Car le travail de l’anamnèse y est confronté à une forme d’oubli que l’écriture se doit de reconnaître, à défaut de mettre un point final à l’enquête.

Chiffonnières de l’histoire familiale : une esthétique du patchwork

2Histoires de pertes en ce sens qu’elles disent la mort et la disparition, et convoquent ainsi d’emblée la dimension mortifère liée à la notion de perte, les histoires familiales qui occupent les narratrices de Primo et de L’increvable Monsieur Schneck appartiennent également à la catégorie d’histoires perdues. Il ne reste d’elles que des traces minimes qui se révèlent mensongères chez Schneck et brouillées chez Desbiolles par un récit familial palimpsestique. Dans L’increvable Monsieur Schneck, c’est d’un surgissement tenant du hasard que tout un pan du passé familial fait signe et s’impose à la narratrice. Au détour de sa lecture d’une vieille édition de Paris-Match, trouvée lors d’une journée d’ennui dans le bureau de ses parents où elle avait été cachée, cette « histoire [qui] n’existe pas » lui est révélée dans un article intitulé « L’homme à la valise sanglante » (Schneck, 2006 : 9)1. De notoriété publique2, « étalé en gros titre taché de sang dans la presse » (IMS : 9) française entre le moment de la disparition de Max Schneck et la fin du procès de son assassin Simon Mazia, ce crime sordide, du moins jusqu’à sa sortie du domaine du silence où sa grand-mère Paulette l’avait refoulé, demeure inconnu de la narratrice : « Voilà. Mon grand-père a été assassiné en 1949 par son jeune amant, coupé en morceaux et trimballé dans une valise, et personne ne m’en avait jamais parlé. » (IMS : 15) Plutôt que de mettre le point final à une histoire désormais passée du registre de l’insu à celui du connu, le résumé du secret des Schneck sur lequel se termine le premier chapitre de L’increvable Monsieur Schneck constitue l’amorce d’une enquête à laquelle le récit ne donnera pas tout à fait réponse. Si la culpabilité de Simon Mazia ne fait aucun doute et que le récit éclaire les circonstances de la mort du grand-père, la question de la teneur des liens entre les deux hommes demeurera irrésolue. Cette trace, perçue par la famille comme « une tache qu’il fallait cacher » (IMS : 11), devient toutefois le prétexte pour remonter le fil du récit familial doublement rompu par le meurtre de Max et la mise au secret de l’événement.

3Présenté également sous la forme d’une investigation des zones floues de l’histoire familiale, Primo de Maryline Desbiolles retrace la vie de la grand-mère italienne de la narratrice. En 1932, celle-ci part de la France, où elle avait immigré quelques années auparavant, pour aller accoucher aux frais de l’État italien dans une maternité de Turin. Accompagnée de Primo, son premier enfant, elle revient en France quelques mois plus tard avec un seul enfant, René, Primo ayant été perdu durant ce voyage italien. Tout comme dans L’increvable Monsieur Schneck, le récit prend sa source dans le surgissement d’une trace du passé familial, ici sous une forme onirique : un rêve de la narratrice dans lequel le chiffre 23 lui « apparaît inversé comme dans un miroir : 32, et bientôt 1932 », fait en sorte qu’« à revers, se rappelle à [elle] » (Desbiolles, 2005 : 12)3 une histoire maintes fois entendue. Sans appartenir au registre du secret, cette histoire s’avère toutefois partiellement illisible pour la narratrice : « Ce n’est pas la première fois que je l’entends mais je l’avais laissée filer, elle m’était trop éloignée ou trop proche, une histoire familiale qui n’avait pas le charme de l’exotisme et qui ne me touchait cependant pas directement, je confondais, je ne voulais pas savoir » (P : 12). Résolue à démêler l’entrecroisement des récits familiaux dans lequel se confondent les morts et les vivants, la narratrice de Primo fait de ce rêve et de la mystérieuse phrase inachevée du grand-père, « Torino, Milano, la belle città, si mangia, si beve… » (P : 11), le point de départ de son enquête généalogique.

4Avec l’écriture de Primo, Desbiolles reprend et remonte donc le fil, tendu par le rêve, d’une histoire qu’elle avait à de nombreuses reprises laissé filer. Ce premier fil qu’est l’année 1932, par lequel elle tire dans le présent de la narration la brève histoire de Primo, disparu comme le veut l’imaginaire familial, ou plutôt décédé tel que le rectifie la recherche menée par la narratrice, dans une maternité de Turin à l’âge de 17 mois, donne à Desbiolles prise sur l’écheveau emmêlé du récit familial. Plutôt que de faire l’objet d’une assignation au silence ou au secret, les nombreux morts de la famille, ainsi qu’à leurs côtés les morts d’Ugine dont font partie les « otages raflés par les Allemands le 5 juin 1944 » (P : 13) et fusillés en guise de représailles pour la mort de quelques-uns des leurs, sont invoqués de façon récurrente par la grand-mère, portés par son discours que le leitmotiv du texte résume en ces termes : « Avec ma grand-mère on parlait souvent des morts. » (P : 13, 67) Or de cette abondance discursive concernant les disparus naît la confusion de la narratrice : les noms, les dates et les lieux s’emmêlent jusqu’à constituer un écheveau inextricable, une toile bariolée et abstraite sur laquelle elle n’arrive à rien distinguer. Dans ce paysage aux airs de labyrinthe surpeuplé, où « les morts de la famille flottaient indifférenciés, dans le brouillard » (P : 19), « ceux qu’on ne voyait jamais ou presque jamais » (P : 69) se confondant avec les disparus, et où l’ampleur donnée au drame de la disparition de Primo cachait en réalité une autre mort d’enfant, l’année 1932 devient effectivement le fil d’Ariane de Desbiolles. Fil conducteur sortant de la masse compacte des fils enchevêtrés – pour filer un peu plus la métaphore tisserande –, celui-ci la guide alors qu’elle avance à tâtons dans les méandres de la mémoire familiale. En le tirant, non sans faire nombre de détours par des récits connexes qui y sont rattachés, elle parvient à dénouer l’entrelacs narratif et à rendre lisible le plus vaste canevas de l’histoire familiale.

5Le lexique du tissage et du filage convoqué ici peut laisser penser que l’écriture du récit familial s’accomplit chez ces auteures de façon similaire au travail de la tisserande. À l’instar de cette dernière, elles donnent en effet forme à une toile, à une étoffe narrative, en entrecroisant des fils textuels. La tisserande fabrique cependant sa toile à partir d’un matériau neuf, composé de fils de trame et de fils de chaîne qu’elle alterne suivant un patron jusqu’à ce qu’apparaisse le motif choisi. Sans savoir préalablement quelle apparence prendront les récits à l’issue de leur travail, les auteures opèrent quant à elle à partir d’un matériau discursif ancien, en partie ruiné. Que ce soit le rêve du chiffre 32 et la phrase inachevée du grand-père pour Maryline Desbiolles ou les quelques mots tirés d’un magazine ainsi que des extraits de journaux que Colombe Schneck intègre tout au long de son récit, ce sont sans aucun doute de matériaux usagés, voire d’une matière détériorée par les effets du passage du temps, que sont fabriqués leurs textes. Avançant dans le récit familial à l’aide de bouts de discours, de phrases tronquées, d’histoires falsifiées et d’autres traces à valeur indiciaire qu’elles agencent de manière à reconstituer la trame narrative brisée, c’est plutôt à la façon de chiffonnières que les narratrices travaillent ces matériaux scripturaires.

6Empruntée à l’œuvre de Walter Benjamin, qui lui-même la trouve chez Baudelaire, la figure de la chiffonnière4 est convoquée sous la plume de Régine Robin afin de penser une certaine dyschronie à l’œuvre dans le présent et de mettre en lumière comment ce dernier « n’est pas un temps homogène, mais une articulation grinçante de temporalités différentes, hétérogènes, polyrythmiques » (Robin, 2003 : 37). Contrairement au fantôme, autre figure de l’« inactualité » (53) identifiée à la résurgence d’un passé refoulé en mal de justice et de réparation, la chiffonnière appartient tout entière au présent. C’est en raison de son activité « de collectionneu[se] du rebut » (53) qu’elle trouve place au point de (dis)jonction de plusieurs temporalités. « Notre chiffonni[ère], écrit Régine Robin, fouille dans les poubelles de l’Histoire, ramasse des détritus, des déchets » (54), collectant ainsi « les débris du discours et les haillons du langage » (Benjamin, 2000 : 188), les restants d’un passé opprimé, c’est-à-dire ces faits que l’histoire officielle, appelée également l’histoire des vainqueurs par Benjamin, a mis à l’écart afin de donner l’illusion d’une temporalité linéaire5. La particularité de ces morceaux de passé tient donc à leur statut d’ordures. Jetés par d’autres et ramassés par la chiffonnière, ils sont voués à un travail de construction qui a pour but de les rendre signifiants. Cet assemblage ne vise toutefois pas à retrouver le passé tel qu’il a été, pas plus qu’il ne tend vers une synthèse de ces pièces éparses. Liée de part et d’autre au hasard et à l’hétérogène, tant en ce qui concerne la collecte des traces du passé, assujettie à leur surgissement6, qu’en ce qui a trait au résultat de leur montage, la tâche de la chiffonnière participe d’une volonté de rendre visible le revers des récits officiels, leur face cachée et bigarrée et à ainsi « discerner dans des assemblages inédits quelque chose des voix oubliées » (Robin, 2003 : 55). Les loques collectées, précise Régine Robin, ne pourront au final « constituer un tout cohérent » (54), un tissu homogène. Pour le dire autrement, le résultat du travail de la chiffonnière garde les traces, voire les cicatrices, des opérations par lesquelles elle assemble les bribes ramassées.

7C’est à cet égard que le travail d’enquête mené par les narratrices de L’increvable Monsieur Schneck et Primo emprunte à une esthétique du patchwork. En rien nouvelle, l’analogie entre l’activité d’écrivaine et le travail de couture a fréquemment servi à dévaluer la littérature des femmes, assimilée à un passe-temps sans valeur7. Telle qu’utilisée ici, elle renvoie plutôt – et du même coup renverse cette analogie dépréciative – à la façon dont la courtepointe, forme extrême du reprisage s’il en est, s’avère un prétexte à la remémoration et à la narration des souvenirs. L’usage de la courtepointe comme vecteur d’une mémoire pour les anonymes, disparus sans que la mémoire collective n’en garde trace, n’est pas le propre de la littérature des femmes. Réelle ou métaphorisée, la forme de la courtepointe appartient aux stratégies mémorielles utilisées par les groupes minoritaires8. Que l’étoffe ainsi créée à partir de retailles soit vouée à un usage domestique ou à des fins purement artistiques, chacun des bouts de tissu dont elle est fabriquée appelle à la reconstitution de son histoire.

8L’intégration de pièces étrangères à la voix des narratrices contribue à donner aux textes l’aspect de patchworks. Mais au-delà d’un apport purement esthétique qui viendrait souligner la nature composite des récits, les pièces exogènes, préservées telles quelles par un processus d’incorporation qui met de l’avant leur altérité, agissent à titre de preuve. Les notes griffonnées à la main et en italien dans Primo ainsi que les extraits de journaux intégrés dans L’increvable Monsieur Schneck à l’aide d’une police différente se donnent comme des preuves « matérielles » qui, parce qu’elles font office de référents extratextuels, ancrent les récits du côté de la réalité. Le paratexte de la première édition de L’increvable Monsieur Schneck va même jusqu’à inviter lecteurs et lectrices à « apporter à l’auteur de nouveaux éléments sur cette affaire » (IMS : 6) en la contactant à une adresse courriel. Ces assises référentielles viennent en quelque sorte contrebalancer le passage obligé par la fiction auquel sont confrontées les narratrices dans leurs explorations généalogiques. Depuis une première pièce qui les « tir[e] par la manche » (P : quatrième de couverture) et donne ainsi le ton à leurs (en)quêtes à la fois familiales et sociales, il s’agit pour elles de trouver d’autres pièces qui s’y agenceront de façon à créer un tissu narratif certes chamarré, mais néanmoins achevé. Au final persistent toutefois dans leurs récits des incertitudes, des pièces manquantes, introuvables, à jamais perdues. Face à cette part d’oubli, elles recourent à la fiction tout en mettant en évidence la part d’invention dont s’avère tissée leur enquête.

Mémoire oubliée, mémoire inventée

9Chez Schneck comme chez Desbiolles, l’aveu de doutes et d’interrogations met en lumière les limites du savoir des narratrices. Seules les hypothèses qu’elles formulent, leurs interprétations personnelles des faits, les suppositions dont elles ne peuvent faire l’économie de même que leurs préférences pour certains agencements parviennent dès lors à joindre les uns aux autres ces bouts d’histoires entamées par le temps et le secret. Afin de pallier les trous dans une trame narrative brisée, elles passent ainsi par différents procédés de fictionnalisation des faits. L’inscription à même le texte de prédilections et de doutes tire les histoires narrées hors du domaine de l’enquête pour les amener chaque fois un peu plus sur le terrain de la fiction, seule capable, de l’avis de Françoise Collin, de prendre acte d’existences oubliées et de faire entendre « la grande clameur silencieuse » (1993 : 20) de ces anonymes qui appartiennent, au regard de l’histoire, au paradigme du petit, du dérisoire, et se voient, de ce fait, exclus de la narration historique. Nancy Peterson abonde dans le sens de Françoise Collin lorsqu’elle accorde à la fiction la capacité de résister à l’amnésie sélective pratiquée par l’histoire. Face au processus sélectif par lequel prend forme l’histoire « autorisée, imposée, célébrée, commémorée » (Ricœur, 2000 : 580), construite dans une tension constante entre remémoration et refoulement vers l’oubli, Peterson distingue deux modalités de résistance : l’instauration et la reconnaissance d’une contre-histoire ainsi que l’écriture d’« histoires non officielles » (2001 : 5). Ces modalités étant apparentées dans la mesure où elles visent à pallier une amnésie historique qui touche particulièrement les anonymes, le degré de fictionnalisation des faits auquel elles sont autorisées marque toutefois la différence entre les deux. Parce qu’elle reprend les procédés et grands schèmes de l’analyse historique afin de « corriger le registre historique et influencer la mémoire collective9 » (Peterson, 2001 : 5) et ainsi accorder une visibilité à des sujets auparavant exclus de la trame de l’histoire, l’approche contre-historique se doit de demeurer objective. La nécessité qu’elle rencontre d’asseoir ses énoncés sur un ensemble de preuves fait qu’elle se penche essentiellement sur l’histoire de groupes, de communautés et ne propose souvent qu’une vue d’ensemble de ceux et celles dont l’existence a été peu ou pas documentée. Non seulement fait-elle généralement l’impasse sur les destins individuels, mais elle « n’autorise pas la spéculation imaginative10 » (Peterson, 2001 : 9) qui permettrait d’approcher ce que Régine Robin nomme le « poids des êtres parlants, ce battement de l’histoire que l’histoire efface sous son récit officiel » (2003 : 105).

10Parmi toutes les hypothèses soulevées afin d’expliquer la relation entre Max Schneck et son jeune meurtrier, c’est devant le postulat d’une concurrence amoureuse pour la même femme que Colombe Schneck affirme : « Cela me plaît. » (IMS : 43) Plus que l’affirmation d’une simple préférence personnelle, l’énoncé de ce choix témoigne de la nécessité pour la narratrice de broder autour des quelques pièces du récit familial en sa possession. Dans sa traversée du matériel discursif qu’elle tire de journaux, de magazines, d’archives ainsi que des propos des proches qu’elle interroge, Colombe Schneck s’arrête sur les accrocs du tissu narratif, défauts qui rompent l’harmonie du motif. C’est ainsi que l’histoire, en apparence aussi simple que sordide, d’un homme vieillissant tué par son jeune amant qui le met en pièces avant de le cacher dans une valise, rapportée d’emblée dans L’increvable Monsieur Schneck telle que la narratrice la rencontre dans les différents journaux de l’époque, se complexifie au fil du récit jusqu’à devenir si trouble que seule demeure pour les lecteurs et lectrices une série d’hypothèses laissées sans réponse.

11La confrontation des sources journalistiques, archivistiques et familiales, loin de rendre plus limpide l’histoire de Max, jette la narratrice dans le doute. Est-ce l’histoire, tel que l’affirment les journaux, d’une relation homosexuelle qui a mal tourné entre les deux hommes ? D’une rivalité pour la même femme ? Une banale histoire de dette dans laquelle le grand-père n’aurait pas joué franc-jeu ? L’inexactitude de plusieurs faits, la fluctuation de l’âge donné à l’homme assassiné, des affirmations de la part de la presse qui s’avèrent non fondées, des témoins inventés vivant à des adresses inexistantes ne sont que quelques-unes des fabulations journalistiques qui vont jusqu’à imprégner et déformer la version qu’en donne la grand-mère de la narratrice et ex-femme de Max Schneck. Aux yeux de la narratrice, ces inexactitudes constituent de petites déchirures dans la trame du récit officiel, béances qu’elle s’emploie à élargir afin d’en explorer le revers. Par les ajours qu’elle taille dans la version que les journaux officialisent et, de surcroît, inscrivent dans la mémoire collective, Schneck entame ce récit avalisé. La violence qu’elle exerce à son égard, plus qu’une application de la loi du Talion par laquelle elle vengerait son grand-père en réhabilitant sa mémoire faussée par les journaux de l’époque, cherche surtout à faire advenir une contre-mémoire qui, déployée dans les pages du récit, doit renouer le fil brisé de sa filiation grand-paternelle.

12Ce sont en ce sens deux dynamiques complémentaires, là où d’emblée elles peuvent apparaître contradictoires, qui traversent les récits de Schneck et de Desbiolles. Il faut aux narratrices, devenues chiffonnières des pans jetés par le récit familial, rapiécer une histoire décousue, raccommoder un tissu narratif troué. Ce geste, à la fois réparateur et libérateur11 parce qu’il permet de tirer hors du silence des récits laissés en souffrance, s’accompagne également d’un mouvement de destruction. Encore une fois, le recours à la courtepointe permet d’illustrer cette dynamique qui fait précéder l’activité de couture d’un mouvement de découpage. La taille des bouts de tissus glanés ici et là s’avère nécessaire à la chiffonnière qui se fera également couturière et composera avec eux une toile achevée. Évoquée précédemment dans son rapport avec un savoir dont elle constitue l’indice, la notion de trace convoque dès lors un sens supplémentaire qui est solidaire d’un imaginaire de la blessure. À cet égard, Jean Greisch remarque que « des “traces” il y en a partout et de toutes sortes : “traces” des blessures sous forme de coup qu’on nous a porté, traces d’une opération sous forme de cicatrices, traces d’un événement marquant dans la mémoire individuelle ou collective » (2004 : 293). En plus d’avoir valeur d’indice, celles-ci se conjuguent à l’idée de blessures et de cicatrices laissées une fois les plaies refermées.

13Dans le contexte de L’increvable Monsieur Schneck et de Primo, c’est aux traces psychiques laissées dans l’espace familial par les petits et grands drames vécus aux générations antérieures, événements que sont les morts d’enfants, les morts violentes et les deuils, ainsi que les humiliations ordinaires mais néanmoins marquantes, que renvoie la notion de blessure. Si ces blessures psychiques n’ont pu, dans le contexte familial, achever leur guérison et requièrent de ce fait un travail de réparation, il faut également prendre en considération l’oblitération dont elles ont été l’objet à l’échelle de l’écriture du récit historique. Laissées à vif, ni guéries ni même suturées à grands points, ces blessures ont cependant été recouvertes par l’étoffe historique qui les masque et les bâillonne plus qu’elle ne les panse. Constater comme le fait Jean Greisch, en écho aux écrits de Benjamin, que « [l]’historien accorde spontanément sa préférence aux initiatives des acteurs historiques, et moins facilement aux souffrances des victimes » (2004 : 286), c’est aussi dire que la narration qui construit l’Histoire et en détermine les contenus passe à la trappe la vie des petits, des indigents, de tous les vaincus dont la pauvreté symbolique devient gage de leur effacement. « [L]es pauvres n’ont pas d’histoire », constate la narratrice de Primo après avoir récolté des preuves peu nombreuses, mais néanmoins suffisantes pour confirmer la mort du premier enfant de la grand-mère, en dépit de la disparition du corps dont il ne reste aucune trace, pas même une inscription mortuaire :

du flou dans les dates, du vague dans les faits, des anecdotes tronquées, je vais te dire, je suis sûre que la différence avec les riches se situe dans cette méconnaissance, le logement, la nourriture, les bijoux, les voyages, d’accord, c’est entendu, mais l’histoire, l’histoire on le dit moins, et pourtant je crois que le bât blesse à cet endroit vraiment, vois le peu d’informations que j’ai dès les ascendants que j’ai connus vivants, comme si tu [sa grand-mère] n’avais pas osé t’inscrire trop précisément dans la grande histoire [...], comme si je n’avais pas osé moi-même jusqu’ici t’inscrire, nous inscrire, dans la grande histoire (P : 57-58).

14Plutôt qu’à ces signes visibles, corrélés à une répartition inégale des biens et des richesses, la véritable pauvreté tient à un effacement du domaine du symbolique, « au partage inégal des traces, de la mémoire et plus encore, de l’Histoire » (Perrot, 1998 : i) qui laisse l’histoire des petits défigurée. De fait, elle s’avère dans les récits de Desbiolles et de Schneck méconnaissable, incomplète, voire invisible, tout entière recouverte par la grande histoire qui ne se contente pas de lui faire de l’ombre, mais redouble plutôt sur la masse des anonymes la violence de sa condition. « C’est ainsi, pour le dire avec Paul Ricœur, que sont emmagasinées dans les archives de la mémoire collective des blessures symboliques appelant guérison. » (Ricœur, 2000 : 96)

15L’écriture, que Nancy Peterson désigne du nom d’« histoires non officielles » (2001 : 5) et que Françoise Collin identifie quant à elle à une fictionnalisation des faits permettant de « recueill[ir] l’oubli de l’immémorial » (1993 : 19), s’oppose à ce processus sélectif qui laisse certaines histoires blessées. Les détours par l’imagination et la fabulation permettent aux narratrices de Primo et de L’increvable Monsieur Schneck d’approcher les destins particuliers de leurs ancêtres dont il ne reste, tel que le souligne la citation de Maryline Desbiolles précédemment mentionnée, souvent trop peu de traces pour en dresser un portrait précis. Lorsque les preuves matérielles ne suffisent pas à la reconstitution d’un passé familial qui se donne précisément comme perdu, la fiction peut rendre quelque chose de la texture de la vie des anonymes et donner visibilité à des existences effacées par les récits officiels, qu’ils soient historiques ou familiaux. S’ils visent à pallier les lacunes du récit familial, les procédés de fictionnalisation viennent également révéler la part d’inconnaissance dont demeure tissée l’enquête menée par Desbiolles et Schneck. Souvent souligné par des interventions auctoriales qui le désignent pour ce qu’il est, c’est-à-dire une fabrication qui n’est soutenue par aucune preuve, le recours à la fiction révèle la difficulté, voire l’impossibilité de trouver suffisamment de traces pour reconstituer la vie des anonymes du passé.

Clair-obscur : sur le revers de l’Histoire

16Dans le but de faire la lumière sur le destin d’ancêtres dont l’existence s’est déroulée dans l’ombre de la grande histoire et de rendre ainsi visible le revers des récits officiels, l’écriture procède dans les textes de Desbiolles et de Schneck à l’inversion du rapport entre ombre et lumière mis en jeu dans la narration des faits historiques12. Alors que le récit historique est souvent perçu comme l’un des outils permettant de faire la lumière sur un passé obscurci par l’éloignement temporel, c’est plutôt la force d’oblitération de la narration de l’histoire que soulignent Maryline Desbiolles et Colombe Schneck. L’apparente logique avec laquelle s’enchaînent les grands événements dans le récit qu’en fait l’histoire est tributaire d’une opération de sélection et de prélèvement qui fait dire à Henry Rousso que l’histoire n’est autre qu’une narration dotée « d’une logique interne et [qui] développe un discours qui lui est propre, lesquels ne sont qu’une vision partielle du réel historique » (1998 : 22). En tant qu’aboutissement de processus narratifs soumis à une autorisation institutionnelle qui leur accorde ou refuse le droit de cité dans les discours officiels, l’histoire est toujours susceptible, comme le rappelle Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, de faire l’objet de manipulations, d’omissions, de dénégations. En ce sens, les événements bénéficiant d’un éclairage narratif ne font pas que se démarquer des autres faits qui composent le réel historique. Tirés à l’avant-plan, ces motifs privilégiés de et par l’histoire se superposent à ce qui relève de « l’inutile, du vieillissement ou de la mort », « du bonheur, du malheur, des “choses qui ne dépendent pas de nous” » (Collin, 1993 : 19). Ces motifs sont dès lors destinés au volet obscur de l’étoffe historique, à l’invisibilité. Ce rapport entre ombre et lumière s’inverse dans Primo et dans L’increvable Monsieur Schneck de sorte à rendre visible le revers des récits officiels.

17Maryline Desbiolles, avec l’écriture de Primo, accomplit cette inversion en transformant en regard jeté sur l’invisible « la même minuscule tache dans l’œil, ce point commun » (P : 44) entre elle et sa grand-mère. Ce point d’identité et point de vue s’apparente également à une tache aveugle, puisqu’il n’est visible aux deux femmes qu’à travers l’image spéculaire que leur renvoie, inversée, voire déformée, le reflet d’un miroir. À partir de ce recalibrage de la luminosité par lequel la tache sombre de leur regard devient à la fois le point de convergence entre Desbiolles et sa grand-mère et le point de perception d’événements gardés dans l’ombre, c’est tout un champ de vision qui s’ouvre à la narratrice de Primo. Lui apparaît un pan de son histoire familiale auparavant masqué par ce qui se donne dans ce récit comme son éblouissement par cette lumière aveuglante qu’est sa fascination pour « les milliers de corps entassés, enchevêtrés, noircis, carbonisés, charriés dont on pouvait reconnaître avec effarement la qualité de corps humains alors qu’ils avaient été traités comme s’ils n’étaient pas des corps humains » (P : 82). Face aux charniers des camps d’extermination, la fosse commune qui recueille le corps de Primo ne fait pas le poids aux yeux de l’adolescente qu’elle était : « Et même si j’avais su ce qu’endura ma grand-mère, ce qu’endurèrent les miens m’aurait paru dérisoire au regard de la grande histoire. » (P : 81)

18Lumière et blancheur s’associent chez Desbiolles à une forme d’oubli venant recouvrir ce qui appartient au paradigme du petit :

le soleil entre largement par la fenêtre, de sorte qu’on est ébloui et que l’arrière-cour comme l’usine, ou les fumées, sont noyées dans la lumière plus encore que dans les déficiences de la mémoire. Ou alors faut-il admettre que les trous de mémoire ne nous plongent pas dans le noir mais bien au contraire dans ce nimbe lumineux ? (P : 73, je souligne)

19Souvent pensé en termes de plongeon dans la noirceur, le trou de mémoire tient ici du blanc qu’est d’emblée dans Primo le trou dans le récit familial symbolisé par la phrase inachevée du grand-père. Ce blanc dans le discours, inscrit à même « les points de suspension du dicton du grand-père » (P : 88), est quant à lui lié à un autre type de luminosité aveuglante qu’est le « scandale des cadavres exposés au jour » (P : 14). Le pèlerinage estival sur la fosse commune où sont enterrés les 28 cadavres des hommes fusillés par les soldats allemands vient à la fois masquer et pallier l’indicible du récit familial. À la faveur de l’ombre d’un doute jeté sur les motivations de sa grand-mère, autoproclamée « gardienne zélée » (P : 14-15) de la tombe des otages, fleurie uniquement par ses soins, apparaissent à la narratrice les autres morts que les lumières braquées sur les cadavres de la Seconde Guerre mondiale l’empêchaient de discerner.

20Sous les corps des otages, le récit révèle l’existence d’une autre fosse commune, celle dans laquelle les sœurs ont disposé du corps du premier enfant. Car Primo n’a pas été perdu à Turin, comme le veut la phrase du grand-père une fois ses points de suspension comblés par les mots « si perdono i bambini » (P : 62). L’enfant est décédé des complications de la rougeole avant d’être rapidement enterré, à l’insu de la grand-mère, dans la « fosse commune, les pauvres avec les pauvres, sans identification » (P : 61), sans lieu en somme où les visiteurs pourront se recueillir. Sur la tombe des otages dont la mort, peut-être absurde, s’inscrit néanmoins du côté des vicissitudes de la guerre et place ces hommes autrement anonymes, ouvriers raflés à la sortie du car qui les ramenait de l’usine, à l’avant-plan de l’histoire, c’est en réalité la mort du premier enfant, qui n’avait été ni dite ni marquée d’une pierre tombale, que la grand-mère pleure secrètement. L’indicible décès de Primo, dont la mort a été dérobée à la grand-mère qui « n’a vu ni le corps ni la tombe » (P : 48), commute ainsi avec une commémoration de la mort des otages. Contrairement au premier enfant, dont le prénom n’entonnait pas « la liste des enfants à venir » et annonçait en réalité « le second enfant mort » (P : 93), les anonymes de la rafle du 5 juin 1944 ont pu, en raison des circonstances de leur décès, s’inscrire dans la mémoire collective et même trouver une place, chèrement payée du prix de leurs vies, dans le récit historique.

21Sur le revers de l’histoire, sur cette face privée de l’éclairage provenant d’un récit officiel – récit adopté par la grand-mère qui, à défaut de posséder les mots lui permettant d’énoncer sa douleur d’avoir perdu deux enfants dont les sépultures ne sont plus localisables, peut toutefois s’approprier la mort, et surtout la tombe, des fusillés – reposent donc à la fois le corps de Primo et celui de Jean-Claude. Alors que le premier est « plus que réduit dans le général » (P : 93) de la fosse commune, le second voit quant à lui son existence refoulée vers l’oubli par une autre forme de réduction : la « réduction du corps » (P : 90). Mort dans l’ombre des célébrations du 14 Juillet et enterré au cimetière d’Ugine, Jean-Claude n’a droit qu’à une sépulture temporaire. Ce qu’il reste de « l’enfant réduit à son unique chausson » (P : 93) est bientôt déplacé au profit de nouvelles constructions.

22Dans leur travail de (re)construction effectué à partir des traces laissées par les existences parfois brèves, souvent déplacées et dans tous les cas anonymes des membres de leur famille, les narratrices se détournent ou, pour emprunter les mots dont use Benjamin dans sa description de l’ange de l’histoire, tournent le dos à ce qui semble clair, patent et lumineux et se mettent en quête des ruines du passé ensevelies dans les zones d’obscurité du présent. Les béances et autres aspérités présentes tant dans les silences que dans les récits venus au fil du temps recouvrir, déformer, voire oblitérer presque entièrement des pans de l’histoire familiale, deviennent des portes d’entrée ou encore des repères pour l’excavation par laquelle les narratrices peuvent accéder à un monde souterrain de vestiges. Alors que la construction des récits suppose une certaine progression jusqu'à leur conclusion, c'est toutefois en tournant le dos à cette lumière que cheminent les narratrices. Car il s’agit moins d’avancer, d’arriver à résoudre le mystère, à lever complètement ce brouillard qu’est l’enchevêtrement des fils de leur filiation et de rendre visibles ses motifs secrets que de porter attention aux variations lumineuses qui éclairent la vie des ombres de l’histoire. Maryline Desbiolles, dans ce long passage de Primo dont l’éloquence justifie d’être cité en entier, souligne la paradoxale faculté de l’ombre à éclairer ce qui apparaît incompréhensible car indiscernable :

On ne s’est pas laissé prendre par la lumière qui flambait à la fenêtre du café de la gare, on s’est détaché d’elle, on a pris le train, on est allé à Turin, on a rempli les points de suspension du dicton du grand-père, on a fait du chemin, on a pu se dire qu’on avançait, quelle rigolade, avancer, gravir, franchir, pauvres images, tant de kilomètres avalés, de sommets vaincus, tant de records, pour des avancées si puériles, le brouillard inentamé, ce brouillard que je ne connais pas dans le pays où je vis et que parfois j’appelle de mes vœux afin d’être bien perdue là-dessous, afin de ne pas imaginer qu’on abat la forêt, défriche le terrain, ouvre des chemins, toute cette rhétorique adolescente, ces métaphores sportives qui visent trop loin, manquent à chaque coup la cible, se perdent dans l’air irrespirable, et nous empêchent de mesurer à nos pieds les infinitésimales variations de l’éclairage, pas la lumière d’incendie à la fenêtre du café où tout disparaît, mais l’éclairage anodin à la faveur duquel un pan de mur fait saillie, un mot qu’on croyait perdu, avalé, un défaut d’éclairage simplement. (P : 88-89)

23Non pas tant à rebours qu’à rebrousse-poil de l’histoire, puisqu’elles ne retournent pas vers « un passé confit auquel [elles] [devraient] rendre hommage » (P : quatrième de couverture), mais avancent, bien qu’en lui tournant le dos, vers le futur du récit qui est sa conclusion en amenant avec elles les restes de ce passé familial, les narratrices apparaissent telles des Pénélope dont le travail se serait inversé. À la recherche des béances et des failles qui se dévoilent, au gré des jeux d’ombre et de lumière, dans la trame prétendument lisse de l’histoire qu’elles s’appliquent dès lors à détisser, elles ratissent l’obscurité pour y retisser des liens filiaux que les lumières d’un récit officiel et autorisé avaient rendus méconnaissables. Un mouvement d’exhumation est ainsi à l’œuvre dans ces récits qui percent et creusent des trous dans l’histoire, constituée d’un ensemble de discours avalisés, afin d’excaver et de recueillir non pas les corps de ces anonymes qui, loin d’être en mal de corporéité, n’ont bien souvent possédé que leur corps ainsi que leur force de travail, mais leurs paroles ou, à tout le moins, afin de trouver les mots justes qui rectifieront quelque chose de leur histoire.

 (Re)connaître l’oubli

24Alors qu’un « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » (Ricœur, 2000 : 108) traverse ces récits de filiation, il y a toutefois chez Desbiolles et chez Schneck la mise en scène d’un certain échec de l’enquête généalogique, qui demeure en partie irrésolue. Cette forme d’irrésolution laisser penser que ce devoir qui noue remémoration et justice demeure assujetti à une forme d’inconnaissance située au cœur même du processus de remémoration censé dégager de l’oubli, dont elles ont été ensevelies, les traces laissées par les figures familiales. Rendre justice s’entend dès lors non seulement comme la production, à partir d’un matériau partiel et ancien, d’un discours qui doit se substituer à des mots perdus, voire jamais prononcés, mais également comme la reconnaissance d’un oubli, l’attestation que « ça » a été oublié, perdu, enfoui, déformé malgré le fait que ce qui est désigné ici par le pronom démonstratif « ça » ne puisse être intégralement défini, saisi ou encore rendu par le texte.

25C’est cette part d’insu, non plus seulement quant au passé mais quant au futur, qui se révèle dans l’absence de résolution des récits dont la fin, plutôt que de clore définitivement les investigations filiales, demeure marquée du sceau du doute et de l’irrésoluble. Après avoir retracé Simon Mazia jusqu’en Israël, où il a temporairement immigré à sa sortie de prison, Colombe Schneck écrit en guise d’excipit : « Simon est vivant. Comme beaucoup d’immigrants, il a adopté un nouveau patronyme. Ce nom, je ne peux le donner. Il sonne de façon beaucoup trop familière. » (IMS : 124) À défaut de se conclure en même temps que le récit, l’enquête s’ouvre pour les lecteurs et les lectrices de Colombe Schneck, invités à poursuivre les recherches. Les informations paratextuelles figurant au verso de la page de titre enjoignent en effet les destinataires à consulter le site internet que consacrent les éditions Stock au récit de Schneck dans l’espoir, clairement énoncé, de voir le public fournir les informations manquantes qui viendraient donner réponse aux questions laissées en suspens dans L’increvable Monsieur Schneck 13.

26Après sa traversée de l’histoire familiale, avec tout ce qu’elle comporte de béances et de blancs face auxquels le récit ne peut que constater son impuissance à les remplir tous, Primo de Desbiolles met également en œuvre une forme d’ouverture, en l’occurrence ici vers d’autres femmes anonymes endeuillées. Non seulement le récit se termine-t-il sur l’énonciation d’un désir d’inachèvement, à l’instar de la quête du corps de Primo jamais retrouvé, mais il instaure une filiation féminine qui a pour fil une commune souffrance oblitérée par les grands événements du monde :

lorsque le car arrive enfin ma grand-mère s’y engouffre […] et avec elle la femme noire du Liberia portant la fillette au crâne ensanglanté, et aussi des femmes ukrainiennes, arméniennes, cambodgiennes, tchétchènes, burundaises, rwandaises, aborigènes d’Australie, guatémaltèques, colombiennes, indiennes, bosniaques, palestiniennes, irakiennes, soudanaises, haïtiennes, l’immensité que j’oublie, l’immensité que je ne sais pas, et puis la file des femmes juives dont les enfants sont morts un peu avant elles dans les chambres à gaz, le car est bourré jusqu’à la gueule, poussez poussez, y’a encore du monde, le car rempli, gonflé de toutes les pietà (P : 117).

27Il y a ainsi, dans Primo où s’entremêlent l’amnésie familiale et l’amnésie historique, reconnaissance de l’oubli dont ont fait et font encore l’objet ces femmes en deuil. Plutôt que de réparer l’effacement des anonymes, la narration en prend la mesure. L’oubli y est dès lors reconnu, c’est-à-dire identifié pour ce qu’il est : une oblitération, un vide, un effacement que le récit parvient à nommer, désignant son emplacement dans la trame de l’étoffe historique, sans toutefois pouvoir le constituer en un souvenir plein.

28Chacun à sa façon, L’increvable Monsieur Schneck et Primo remontent le fil des vies de figures familiales et traquent, dans les rets de la narration, ce qu’il reste de ces ancêtres qui apparaissent dans les textes tels les vecteurs d’une mémoire refoulée capable, dès lors qu’elle se transmue en un récit, de résister à la prescription d’amnésie dont leurs existences, anonymes au regard de l’Histoire, avaient été frappées. Écrire l’histoire qui n’existe pas, c’est en ce sens nouer les faits à la fiction, procéder à la façon de chiffonnières : par montage et assemblage de traces trouvées au gré de déambulations dans un récit familial lacunaire, tout en rendant visibles les marques des opérations – de sélection, de remplissage – qui ont mené à la construction d’un récit peut-être achevé, mais néanmoins voué à une certaine incomplétude. Instituées dépositaires d’une mémoire familiale parcellaire, les narratrices des récits de Colombe Schneck et de Maryline Desbiolles cherchent, en fouillant dans les décombres du passé, à exhumer ce qu’il reste de la vie d’anonymes afin de leur rendre justice. Si, de leurs gestes scripturaires, elles retissent autant que faire se peut la trame qui s’était défaite, voire déchirée sous les assauts du temps et des refoulements et, par là, tirent de l’oubli des figures familiales, c’est toutefois à l’état de ruines que ces dernières sont préservées dans les textes. Rendre justice à des ancêtres disparus à travers l’enquête généalogique ne signifie pas rendre à la vie ces êtres disparus, mais requiert plutôt de reconnaître l’oubli qui a voué leurs souffrances au silence.

Notes

1  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention IMS, suivie du numéro de page.

2  Publique, médiatisée au moment des événements, l’histoire de Max Schneck n’en demeure pas moins du côté de la petite histoire, de la vie des anonymes. Elle s’inscrit dans les rubriques des faits divers des journaux, sous des titres « affligeants de méchanceté, d’humour facile » (IMS : 62), sans égard ni compassion pour la famille de l’homme assassiné.

3  Désormais, les renvois à cet ouvrage seront signalés par la mention P, suivie du numéro de page.

4  Pour des raisons évidentes, je privilégie ici la forme féminine du substantif « chiffonnier », qui n’apparaît toutefois qu’au masculin dans les écrits de Robin et de Benjamin.

5  On reconnaît ici des traits associés également à la figure de l’ange de l’histoire, développée par Benjamin notamment dans ses thèses « Sur le concept d’histoire » (2000). Dans son œuvre, le chiffonnier n’est que l’un des visages d’une figure multiple symbolisant un rapport à la fois éthique et politique avec le passé. Aux côtés du chiffonnier trouvent place le collectionneur, le bossu ainsi que cet ange de l’histoire, dont le regard est porté sur les débris du passé alors qu’un vent le pousse vers l’avenir auquel il fait dos. Aussi, tout au long de cet article, la chiffonnière et l’ange de l’histoire sont-ils convoqués en tant que deux facettes d’un même rapport avec un passé laissé à l’état de ruines.

6  « L’image vraie du passé, écrit Walter Benjamin, passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. » (2000 : 430)

7  À ce sujet, on peut se référer notamment à l’introduction de L’écriture-femme de Béatrice Didier (1981) et à La petite sœur de Balzac de Christine Planté (1989).

8  Parmi eux, je pense entre autres aux femmes afro-américaines et aux gens atteints du sida. Bell Hooks, dans Belonging. A Culture of Place (2009), met en lumière le processus de réminiscence à l’œuvre dans la fabrication de courtepointes chez les femmes afro-américaines. Dans un registre autre, on peut penser à la courtepointe du sida (AIDS Memorial Quilt). Celle-ci fait également du patchwork le lieu d’une mémoire pour ceux et celles que l’histoire officielle refuse d’inscrire dans son récit et, de ce fait, dont elle refuse de pleurer la perte. Elle exemplifie l’usage contre-mémoriel que font de la courtepointe les groupes minoritaires.

9  Ma traduction de « to correct the historical records and to influence collective memory ».

10  Ma traduction de « do not allow imaginative speculation ».

11  La libération doit être envisagée ici dans son rapport avec la construction. Car les histoires libérées, tirées hors du silence et du secret où elles étaient tenues, ne sont pas préservées intactes et demandent de la part des narratrices un travail de reconstruction à partir des indices laissés derrière elles.

12  Aux fins de l’argumentation, j’assimile ici le discours journalistique à la narration des faits historiques, car tous deux participent de la narration officielle (des faits, de l’Histoire). En tant que formes discursives avalisées, les narrations journalistique et historique inscrivent certains faits et événements dans la mémoire collective et en écartent certains autres, ainsi laissés dans l’ombre.

13  À ce jour, aucun des récits de Colombe Schneck publiés ultérieurement ne poursuit l’enquête.

Bibliographie

BENJAMIN, Walter (2000), « Sur le concept d’histoire », Œuvres, tome III, Paris, Gallimard (Folio), p. 427-443.

BENJAMIN, Walter (2000), « Un marginal sort de l’ombre », Œuvres, tome II, Paris, Gallimard (Folio), p. 179-188.

COLLIN, Françoise (1993), « Histoire et mémoire ou la marque et la trace », Recherches féministes, vol. 6, no 1, p. 13-24.

DESBIOLLES, Maryline (2005), Primo, Paris, Éditions du Seuil.

DIDIER, Béatrice (1981), L’écriture-femme, Paris, Presses universitaires de France.

FOUCAULT, Michel (2001), « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et écritsI (1954-1975), Paris, Gallimard (Quarto), p. 1004-1024.

GREISCH, Jean (2004), « Trace et oubli : entre la menace de l’effacement et l’insistance sur l’ineffaçable », dans Pierre-Marie BEAUDE, Jacques FANTINO et Marie-Anne VANNIER [dir.], La trace. Entre absence et présence, Paris, Éditions du Cerf, p. 271-301.

HOOKS, Bell (2009), Belonging. A Culture of Place, New York, Routledge.

PERROT, Michelle (1998), Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion.

PETERSON, Nancy J. (2001), Against Amnesia. Contemporary Women Writers and the Crisis of Historical Memory, Philadelphia, University of Pennsylvania Press.

PLANTÉ, Christine (1989), La petite sœur de Balzac, Paris, Éditions du Seuil.

RICŒUR, Paul (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil (Essais).

ROBIN, Régine (2003), La mémoire saturée, Paris, Stock.

ROUSSO, Henry (1998), La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Éditions Textuel.

SCHNECK, Colombe (2006), L’increvable Monsieur Schneck, Paris, Stock.

Notice biobibliographique

Evelyne Ledoux-Beaugrand est chercheure postdoctorale à la School of Cultural Analysis de l’Université d’Amsterdam. Après avoir complété une thèse intitulée « Imaginaires de la filiation. La mélancolisation du lien dans la littérature contemporaine des femmes » au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, elle travaille à l’heure actuelle sur une filiation imaginaire aux victimes de la Shoah dans la littérature et la culture contemporaines. Elle a fait paraître quelques articles sur les écrits de femmes, notamment dans Globe et dans Women in French Studies.

Pour citer cet article :

Evelyne Ledoux-Beaugrand (2012), « Écrire « l’histoire [qui] n’existe pas ». L’enquête généalogique de Colombe Schneck et de Maryline Desbiolles », dans temps zéro, nº 5 [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document853 [Site consulté le 25 November 2023].

Résumé

Les récits L’increvable Monsieur Schneck de Colombe Schneck et Primo de Maryline Desbiolles interrogent un passé familial lacunaire et s’emploient à remonter la trace d’ancêtres, anonymes au regard des grands événements de l’histoire, dont l’existence a été oblitérée par le secret et le passage du temps. Cet article analyse les modalités ainsi que les limites de l’enquête généalogique déployée par les narratrices de ces récits et se penche sur la posture de chiffonnière adoptée par ces dernières dans leur recherche d’un passé familial dont il ne reste que des vestiges.

Colombe Schneck’s L’Increvable Monsieur Schneck and Maryline Desbiolles’s Primo are both concerned with the lacunas in the family story and endeavor to find traces left by anonymous ancestors whose existences have been wiped out by family secrets or by the passage of the time. This paper examines the terms and the limits of the genealogical investigations led by the narrators of Schneck and Desbiolles’ narratives, while paying particular attention to the “rag-picker’s” posture they adopt in their exploration of a familial past of which only vestiges remain.

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ISSN 1913-5963